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elle l’encourage, elle ouvre son cœur à l’affligée, si bien que son propre secret lui échappe. Esther devine à son tour que la douce Aline aime son cousin Armand. Quoi ! elle l’aime, et elle ne lutte pas pour défendre son bonheur menacé ! Elle l’aime, et elle se sacrifie !… La scène est navrante ; chaque réponse de l’ingénue est une leçon involontaire qui se tourne pour la malheureuse Esther en reproche et en remords. Elle croyait avoir réparé ses fautes, avoir mérité son bonheur : misérable mérite ! un enfant qui ne sait rien de la vie lui apprend ce qu’est l’amour et le devoir. Alors son parti est pris, elle quitte la maison, elle ne veut pas supporter plus longtemps les cruautés naïves de cette jeune fille si gracieuse et si pure, elle ne veut pas être obligée de s’appeler elle-même voleuse pendant qu’Aline lui parle, elle a l’ambition d’égaler par son sacrifice la beauté de l’innocence, elle dira comme Aline, et peut-être avec plus de mérite, puisqu’elle perd davantage, elle dira comme les héroïnes des scènes les plus hautes, comme l’Atalide de Racine :

Je n’examine pas ma joie ou mon ennui,
J’aime assez mon amant pour renoncer à lui.


Il faut entendre alors les éclats de la colère d’Armand lorsqu’il apprend qu’Esther est partie pour ne plus revenir. Qui l’a décidée à cela ? Qui l’a chassée d’ici ? Précisément voici le voisin de mansarde, le collègue en faux ménage (Armand ne sait pas encore que ce malheureux est son père), voici M. Ernest qui est venu prendre part à la lutte. Rappelé à ses devoirs par le danger que court ce jeune homme excellent en qui tout à coup il a reconnu son fils, il est venu humblement, la tête basse, encourager la mère dans ses résistances. La vue de ce vétéran du vice, même dans la petite mansarde, répugnait toujours au loyal amant d’Esther. Que vient-il faire ici ? De quel droit offre-t-il ses conseils ? « Ah ! l’homme aux soins obligeans, c’est vous qui avez fait fuir celle que j’aime ? Sortirez-vous de cette maison, ou s’il faut que je vous jette dehors ? » Encore une de ces scènes hardies, violentes, que le spectateur, entraîné par l’action, est obligé d’admettre malgré toutes les objections possibles. La mère, d’un généreux élan, se jette au-devant de ce fils irrité qui, sans le savoir, va frapper son père. « Mais nommez-vous donc, monsieur ! » Et le malheureux, qui ne veut pas rougir sous les yeux de son enfant, se hisserait plutôt outrager sous un nom inconnu. « Non, dit-il à la mère, pas un mot, j’aime mieux cela. » Cette scène est douloureusement belle. Le fils toutefois n’a rien d’odieux, puisqu’il ignore que son père est devant lui ; quant au gentilhomme dégradé, c’est par une dernière pudeur, la seule qui soit restée chez lui, c’est pour ne pas déshonorer la dignité paternelle dans l’esprit de son enfant, qu’il aime mieux subir l’outrage et ne point se nommer. L’art ici, c’est la passion même ; à force de passion, le poète a sauvé toutes les convenances. On