Page:Revue des Deux Mondes - 1869 - tome 79.djvu/532

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

par l’épreuve délicate et terrible de son séjour au foyer de la famille, Esther sait désormais bien des choses que l’amour même d’Armand ne lui avait pas enseignées. Cette fois, c’est elle qui refuse, non sans douleurs et sans déchiremens, hélas ! Elle refuse parce que son sacrifice lui ouvre déjà une vie meilleure, elle refuse pour ne pas déchoir. C’est bien la femme relevée qui, en sortant pour toujours de la maison de Mme Armand, lui disait avec un si juste orgueil : « Ah ! vous m’estimerez. » Si Armand se débat, se révolte, si Esther est sur le point de faiblir, le père achèvera son rôle ; c’est lui qui, s’accusant devant tous, tirera au moins de son expérience du mal une leçon décisive à l’adresse de son fils. Qu’on veuille bien nous permettre une dernière citation. Les hardiesses du drame de M. Édouard Pailleron ne sont pas sauvées seulement par l’intérêt de l’action et l’incomparable habileté des interprètes ; nous tenons à justifier nos éloges. Voici la moralité de l’ouvrage, voici l’heure où la passion la plus ardente, la plus noble même, la plus digne d’intérêt, doit s’incliner devant les principes du bon sens, devant les lois de la raison et de la nature des choses, quelle que soit la bouche qui les proclame. Obligé de se faire connaître afin de remplir son rôle jusqu’au bout, le père s’accuse devant tous ceux qui portent son nom. Relevé par cet aveu de ses fautes, il peut ajouter avec autorité :

…… L’époux est mort, le père est mort.
Et si j’ai réveillé cette honte qui dort,
C’était pour vous défendre, Armand, comme d’un crime,
De l’égoïste erreur que vous rêviez sublime.
Oui, l’on pense à votre âge impunément pouvoir
De ce luxe d’efforts compliquer le devoir ;
L’impossible nous tente, on lie et l’on délie,
Et, croyant qu’en amour quelque chose s’oublie.
On pardonne, on épouse et l’on se dit clément ;
Mais après ? Cette fin n’est qu’un commencement.
Après, c’est cette lutte incessante et suprême
Où l’on a contre soi tout le monde et soi-même,
C’est le regret haineux, pire que l’abandon,
Toutes ces cruautés dont est fait le pardon.
Après, c’est un enfant, coupable involontaire,
Qui souffre du passé, ce mal héréditaire,
Et dont votre utopie escomptait l’avenir ;
L’enfant qui va savoir et va se souvenir,
Et qui, victime aussi, lui, de votre chimère,
À besoin de pitié pour embrasser sa mère !
Non, non ! ne plaçons pas notre idéal trop haut.
C’est déjà malaisé de faire ce qu’il faut.
Croyez-moi, l’on vit mal en dehors de la vie.
Vous, je le veux, rentrez dans la route suivie,