Page:Revue des Deux Mondes - 1869 - tome 79.djvu/541

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

immuable de l’ordre inflexible du monde, et tout son héroïsme consiste à subir sans murmurer la rigueur de cette destinée. Dans les temps modernes, quelles erreurs sur le libre arbitre de l’homme ne demeurent point attachées aux souvenirs des plus grands noms de la philosophie, Spinoza, Leibniz, Locke et Hegel ? Je ne parle pas des doctrines matérialistes, qui ont aspiré de tout temps à détrôner et à remplacer la foi chrétienne, et qui renouvellent encore sous nos yeux cette tentative désespérée. Il est trop clair que, supprimant avec l’âme elle-même toute spontanéité et toute indépendance dans l’être humain, elle ne laisse pas au libre arbitre même un soupir à exhaler. Seul le christianisme a pris pour point de départ de tous ses dogmes et pour point d’appui de tous ses préceptes la liberté morale de l’homme et la responsabilité, qui en est la noble, bien que douloureuse conséquence, et le premier enseignement qu’il donne à la conscience ainsi pleinement reconnue maîtresse d’elle-même, c’est de résister à tout prix, jusqu’à la mort s’il le faut, à la contrainte matérielle. C’est par cette résistance à l’oppression dans un temps de servilité universelle que le christianisme a révélé son existence aux peuples surpris ; c’est contre la servitude, non contre la liberté, que s’est débattue sa laborieuse enfance, et si son berceau porte la trace d’un sang généreux, ce sont des tyrans qui l’ont fait répandre. Quand donc ces souvenirs, appuyés sur ces principes, feront-ils justice une fois pour toutes des sottes terreurs qu’on cherche à inspirer à la liberté contre la religion ? Non, une doctrine qui fait l’homme libre ne peut préparer l’état asservi. Quelle fatigue d’avoir à redire sans cesse une vérité si simple ! Quelle qualité un tout pourrait-il avoir, sinon celle même de ses parties ? Et l’homme n’est-il pas la seule matière dont on puisse faire le citoyen ?

C’est donc sur le fondement de la conscience chrétienne que M. Guizot, comme Tocqueville, comme Lacordaire, comme Channing, comme tous les grands fondateurs des institutions anglaises et américaines, veut poser la solide assise des libertés publiques. Pour lui, comme pour tous ces nobles esprits, la conscience est la seule citadelle où aucune artillerie ne puisse faire brèche, la seule retraite où ne pénètre l’œil d’aucune police ou le bras d’aucun gendarme. Inaccessibles dans ce camp retranché de la liberté, qui est le cœur même de la place, les peuples croyans peuvent regarder en face tous les despotismes du monde, au nom de quelque principe et par quelques moyens qu’ils s’exercent. Il est pourtant en particulier un genre de despotisme dont M. Guizot se préoccupe, non sans raison, avec un soin plus inquiet que d’aucun autre, et contre lequel il attend de la foi chrétienne un remède