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homme aimable et instruit à qui l’on doit un travail estimé sur Pétrarque, et qu’il faut bien se garder de confondre avec le marquis de Sade, son hideux neveu. On y trouve aussi Maupertuis, qui revenait fameux de son voyage au pôle, et qui n’avait pas encore eu à subir la redoutable animosité de ce même Voltaire, le comte de Maurepas, le plus jeune des ministres de Louis XV, qui devait après une longue disgrâce mourir le plus vieux des ministres de Louis XVI, Mme de Maurepas, le marquis et la marquise de Mirepoix, le marquis de Flamarens et sa femme, aussi vertueuse que belle, et par contraste la duchesse de La Vallière, beaucoup plus belle que vertueuse.

A ces réunions manque une autre femme qui vivait alors dans l’intimité des Brancas et particulièrement de Mme de Rochefort : c’est Mme du Deffand, âgée de quarante-cinq ans, non encore aveugle, et qui, après une jeunesse assez désordonnée pour nuire à sa considération, à une époque de tolérance excessive, s’était en quelque sorte relevée, en vertu de cette même tolérance, par une liaison quasi conjugale (quoique adultère, car son mari vivait encore) avec le président Hénault. Dans l’été de 1742, Mme du Deffand est allée prendre les eaux de Forges, et c’est pour la distraire en la tenant au courant de ce qui se passe chez ses amis que le président lui écrit des lettres qu’il s’efforce de rendre aimables, mais où elle cherche vainement ce qu’elle appelle un grain de sentiment vrai. Les siennes d’ailleurs en sont encore plus dépourvues. Les deux correspondans sont deux parfaits égoïstes, avec cette différence en faveur du président que son égoïsme est débonnaire, beaucoup moins exigeant et moins tracassier que celui de sa très spirituelle amie, dont il restera le patito jusqu’à la fin de ses jours. Il se vante cependant à son tour, ou plutôt il dissimule, lorsqu’il termine un portrait de Mme du Deffand par cette phrase : « c’est la personne par laquelle j’ai été le plus heureux et le plus malheureux, parce qu’elle est ce que j’ai le plus aimé. » Ceci fut écrit évidemment pour être lu à Mme du Deffand, car les mémoires posthumes dont nous venons de parler, où le même portrait se retrouve plus accentué en aigreur et dégagé du correctif sentimental de la fin, nous apprennent qu’en dehors d’un arrangement officiel et de convenance, maintenu uniquement par le lien de l’habitude et la crainte d’une rupture, le frivole président avait donné toute l’affection dont il était capable à une autre personne, à Mme de Castelmoron, qui, douce, bonne, dévouée, avait sur Mme du Deffand un genre de supériorité dont les femmes n’apprécient pas toujours assez la puissance[1].

  1. Ces mémoires, où l’ami officiel de Mme du Deffand nous dit, à la date de 1761 : « Mme de Castelmoron a été depuis quarante ans l’objet principal de ma vie, » rendent vraisemblable l’anecdote piquante que Grimm a mise le premier en circulation. Il raconte que quelques jours avant la mort du vieux président Mme du Deffand, se trouvant dans sa chambre avec plusieurs personnes et le voyant très assoupi, imagina pour le tirer de son engourdissement de lui crier dans l’oreille : « Vous rappelez-vous Mme de Castelmoron ? » Celle-ci était morte depuis neuf ans. « Ce nom, dit Grimm, réveilla le président, qui répondit qu’il se la rappelait fort bien. Elle lui demanda ensuite s’il l’avait plus aimée que Mme du Deffand. Quelle différence ! s’écria le pauvre moribond imbécile ; puis il se mit à faire le panégyrique de Mme de Castolmoron, et toujours en comparant ses excellentes qualités aux vices de Mme du Deffand. Ce radotage dura une demi-heure en présence de tout le monde, sans qu’il fût possible à Mme du Deffand de faire taire son panégyriste ou de le faire changer de conversation. Ce fut le chant du cygne ; il mourut sans savoir à qui il avait adressé un parallèle si véridique. » (Grimm, Correspondance littéraire, 2e partie, t. Ier, p. 353.)