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col du Bonhomme, qui étonne le narrateur, peu au courant, à ce qu’il paraît, des événemens politiques. Pour comble de bonheur, l’expédition trouva au sommet de la montagne une auberge connue des touristes, où elle s’approvisionna largement.

On était enfin sur le versant des eaux de l’Isère. Les montagnards s’habituaient peu à peu à la vue de cette grande troupe, et elle fut reçue sans hostilité le long de la vallée de lignes, qui conduit au mont Iseran. Les notables du bourg de Sainte-Foy vinrent même au-devant des voyageurs, leur offrirent des provisions, et louèrent leur projet de reconquérir la patrie. Ces politesses causèrent un moment d’arrêt dans la marche de la colonne à travers l’étroite vallée, et Henri Arnaud s’en inquiéta, croyant y voir un piège de l’ennemi. « Il avait pour maxime, dit le journal, de toujours se défier des caresses affectées. » Il fit rejeter les offres de la population, et pressa la marche pour arriver le même jour à Laval, le dernier village qu’on rencontre en-deçà de la grande chaîne qui sépare la Tarentaise de la Maurienne. On gravit le lendemain le col de l’Iseran, à 3,300 mètres d’altitude, le long d’un glacier peu connu, mais qui présente un spectacle aussi grandiose que celui du Mont-Blanc. De vastes étendues de glaces recouvrent le sommet de la chaîne, et s’appliquent sur elle comme une calotte dont les extrémités surplombent et pendent en stalagmites étincelantes. On dirait une seconde montagne superposée. C’est le long de ces magnificences naturelles que défilent les proscrits sans y prêter la moindre attention, car ils avaient des préoccupations bien différentes. Les bergers leur apprirent au sommet du col qu’un grand nombre de soldats les attendaient au Mont-Cenis ; mais cette nouvelle enflamma leur courage, et ils descendirent joyeusement sur la vallée de la Maurienne. Le premier groupe d’habitations humaines est Bonneval, la commune la plus élevée de la Savoie et peut-être de l’Europe. Les gens s’y montrèrent hospitaliers, et le curé s’empressa d’ouvrir sa cave. Plus bas, à Bessans, qui est encore à 1,630 mètres au-dessus du niveau de mer, l’accueil fut tout autre. « C’étaient les plus méchantes gens qui existent sous la voûte des cieux, et ils nous obligèrent à les punir en leur prenant quelques mulets, et en forçant le curé, le châtelain et six paysans à nous suivre. » Le lendemain, on était au Mont-Cenis, où l’on trouva, au lieu des soldats innombrables annoncés par les bergers, une troupe considérable de mulets portant les bagages d’un cardinal. C’était le cardinal Angelo Ranuzzi. Il avait acheminé ses bagages par le Mont-Cenis pendant qu’il se dirigeait sur Rome par la voie de Marseille pour aller siéger au conclave qui élut le pape Alexandre VIII. Nonce en France pendant les démêlés de Louis XIV avec Innocent XI, il était soupçonné d’avoir suscité des ennemis