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Dardanelles, enfin l’adhésion de la Turquie au protocole de Londres en faveur de la Grèce. C’était un coup terrible porté au prestige du padischah ; mais c’était en même temps le maintien de l’empire turc, protégé désormais par la diplomatie européenne contre l’ambition moscovite.

L’affaiblissement et le maintien de la Turquie, tel était aussi le programme de la politique de Milosch. Pendant ces deux années de lutte, Milosch, sans renoncer à la neutralité que sa situation particulière lui impose, rend aux Russes des services signalés. En 1828, il empêche les Bosniaques de traverser la Serbie pour aller rejoindre le théâtre de la guerre ; en 1829, il se sert de l’amitié qu’il a inspirée au pacha de Scutari pour le déterminer à ne pas conduire trop tôt ses 30,000 Albanais au secours du grand-vizir[1]. Est-ce à dire que Milosch désirât le triomphe complet des Turcs ? Non, certes. M. de Pirch, qui a visité le prince des Serbes au moment où le traité : d’Andrinople venait d’être signé, nous donne là-dessus des détails précis que confirment tous les témoignages. « Le prince, dit-il, me parla en termes excellens, avec circonspection et dignité, de la politique des grandes puissances, de la modération de la Russie, du noble rôle de la Prusse en cette affaire[2]. C’est chose digne de remarque, comme les Serbes voient clair dans le traité d’Andrinople, le trouvant bien autrement utile à leur cause que ne l’eût été la prise de Constantinople. Le partage de la Turquie d’Europe entre les puissances chrétiennes eût été pour les Serbes l’événement le plus funeste, il eût ruiné leur indépendance[3]. » Affaiblir assez la Turquie pour qu’elle ait besoin de ménager les Serbes, la maintenir assez pour que la Russie ne prenne point sa place ; en d’autres termes, si l’empire ottoman est destiné à périr, prolonger du moins son existence jusqu’au jour où les Serbes pourront revendiquer leur part de l’héritage et reconstituer l’ancienne Serbie de l’Adriatique à la Mer-Noire, telle était la conception instinctive de Milosch, telle est encore la généreuse espérance du peuple serbe.

Dès qu’on sut en Serbie la conclusion de la paix d’Andrinople, il y eut une explosion de joie enthousiaste. On courait aux églises pour remercier Dieu. Tous les travaux furent suspendus pendant

  1. Mustapha, pacha de Scutari ou. Skodra, était d’origine serbe. Il était le chef de la vieille famille des Bouchatli, issue, assure-t-on, des premiers souverains de la Serbie. On a déjà vu que certaines familles serbes, surtout dans l’aristocratie bosniaque et albanaise, acceptèrent la religion des vainqueurs pour conserver leur rang.
  2. M. de Pirch ne dit pas quel a été le rôle de la Prusse ; Milosch fait allusion au général de Mailing, représentant du cabinet de Berlin au quartier-général d’Andrinople, qui s’entremit avec le plus grand zèle pour arrêter la guerre et empêcher les Russes d’entrer à Constantinople.
  3. Reise in Serbien, von Otto von Pirch, t. Ier, p. 155.