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traverse d’un bout à l’autre cette ville relativement populeuse et la plus considérable du Cambodge. Ce fut jadis une cité de 50,000 âmes. Les guerres d’invasion, dont sa position dans le voisinage d’Hatien la faisait particulièrement souffrir, avaient réduit à 5 ou 6,000 environ le nombre des habitans. Depuis notre protectorat, la population a presque triplé. Les indigènes s’y entassent les uns sur les autres. Il y en avait près d’une centaine logés dans les trois maisons affectées par le roi à la résidence de l’officier français qui représente auprès de lui le gouverneur de la Cochinchine. Le roi, depuis qu’il est notre protégé, s’efforce d’imiter la France, et il a signifié à un grand nombre de ses sujets l’ordre d’abandonner leurs maisons pour les reconstruire sur un plan uniforme. Il veut que sa capitale soit digne de lui ; c’est l’expropriation pour cause de caprice royal, sans qu’il soit, bien entendu, question d’indemnité. Norodom veut lui-même donner l’exemple, et il a fait marché avec un industriel français qui de sa vie ne fut architecte pour lui construire une villa en briques. Il n’y a pas à s’inquiéter des dépenses, ce sont les Cambodgiens qui paieront.

Je remis à un autre jour ma présentation au roi, et remontai le bras du lac jusqu’à Compon-Luon, gros village situé sur le rivage à 6 kilomètres environ de Houdon, la capitale qui venait d’être délaissée. Le résident français habitait là, ayant sa canonnière mouillée au pied de sa maison et assez près du roi pour le diriger et le surveiller. Au moment de mon arrivée, ce poste était confié à M. de Lagrée, capitaine de frégate. Secondant avec autant d’énergie que d’habileté les vues de l’amiral de La Grandière, il a planté et affermi le drapeau français au Cambodge ; c’est sous ses ordres que j’ai remonté le grand fleuve dont il avait en vain, pendant plusieurs années, essayé de sonder les mystères ; les renseignemens des indigènes demeuraient aussi obscurs que les flots troublés du Mékong, et, quand on lui offrit de déchirer de sa main tous les voiles, il accepta sans hésiter. J’ai séjourné chez lui en attendant que l’expédition fût complètement organisée, je lui dois sur le Cambodge, qu’il connaissait à fond, la plupart des détails que je vais extraire de mes notes de voyage. Sa maison était en bois, couverte de chaume ; mais il en avait été lui-même l’architecte, et pas un mandarin ne pouvait se vanter d’avoir un palais plus élégant, plus coquet et surtout mieux tenu. A côté et dans la même enceinte, une infirmerie, un corps de garde, un magasin et quelques dépendances complétaient cette résidence, annoncée de loin par un mât de pavillon où flottaient nos couleurs. La construction de ce petit établissement français sur un terrain consacré par la présence d’un magnifique banyan, l’arbre sacré dont l’ombre ne couvre