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du palais royal, redoubla de vigilance, Il mit à remplir ses fonctions de surveillant et de tuteur une conscience farouche ; jamais la plus scrupuleuse des duègnes ne s’ingénia davantage pour sauver son précieux dépôt. Le roi ne disait pas un mot qui ne fût entendu, ne faisait pas un geste qui ne fût surveillé, et les lettres mêmes qu’il eut à écrire au commandant français de l’un des cercles frontières commençaient par ces mots : « le roi et le général siamois. » Il fallait éviter dans le début de nos relations avec la cour de Houdon toute manifestation éclatante, agir avec prudence pour arriver à soustraire le roi sans secousse à une sujétion aussi incompatible avec sa dignité qu’avec nos propres intérêts. Sous des prétextes divers, nos bâtimens sillonnèrent le Mékong. Les officiers évitaient de séjourner longtemps au même lieu pour ne pas soulever de défiances prématurées ; ils entrèrent peu à peu en relations directes avec le roi. Leurs instructions leur défendaient de reconnaître en aucune façon la tutelle du Siamois et de souffrir un intermédiaire quelconque entre eux et sa majesté cambodgienne. L’aviso à vapeur le Gyadinh fut le premier navire français désigné par l’amiral de La Grandière pour stationner dans les eaux du Cambodge. Le roi accueillit avec empressement son commandant, M. de Lagrée, et lui accorda sur-le-champ, pour y établir un dépôt de charbon, l’emplacement que nous occupons encore vis-à-vis Pnom-Penh. Norodom poussa même la courtoisie jusqu’à venir sans retard à bord du Gyadinh ; il fut accompagné, il est vrai, par le Siamois. Il manifesta le désir de rendre visite au nouveau gouverneur de la Cochinchine ; mais ce n’était là qu’un caprice d’enfant curieux auquel il renonça bientôt lorsque son tuteur lui eut fait comprendre la portée politique d’un pareil voyage.

A mesure que le représentant de la cour de Bangkok sentait augmenter ses craintes et qu’il entrevoyait mieux l’émancipation prochaine de son pupille, il devenait plus exigeant. Bien qu’il fût écarté de toutes les audiences accordées aux Français, il s’arrangeait pour ne pas perdre un mot de ce qui s’y disait. Il affectait de ne se montrer en public que dans un appareil somptueux dont le luxe éclipsait celui du roi lui-même. Il prenait partout des airs de maître, et ses soldats, copiant les allures de leur chef, soumettaient le marché à un pillage quotidien. Cette manière d’agir, très blessante pour un peuple, si déchu qu’on le suppose, faillit amener une révolution au profit de Phra-kéo-féa[1], jeune frère du roi, à qui sa haine des Siamois faisait une sorte de popularité. Notre

  1. Il a été depuis interné à Saigon, et la révolte de 1866, suscitée par Pou-quambo, s’est autorisée de son nom.