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l’a indiqué avec la précision supérieure de son esprit, et plus récemment des documens suédois ont mis en pleine lumière les perfides combinaisons de l’ancien soldat de la France devenu prince royal de Suède[1]. Le roi de Prusse, indigné de ces manœuvres, avait averti la France de veiller sur Bernadotte, avertissement inutile, tant Napoléon se croyait assuré de la Turquie. La diplomatie russe au contraire déployait une activité impatiente. Des négociations préparées par les agens de Bernadotte entre la Russie et la Turquie avaient commencé à Bucharest ; la Porte, on le pense bien, mettait à profit les embarras du tsar, et voulait lui faire payer cher ce traité de paix si ardemment désiré. De là bien des discussions entre les deux négociateurs, le général Kutusof pour le tsar, Démétrius Morusi pour le sultan. Au mois d’avril 1812, Alexandre, pressé d’en finir, résolut de brusquer les choses. Il chargea un envoyé spécial, un homme de l’esprit le plus brillant et le plus énergique, l’amiral Tchitchakof, de séduire la Turquie par des concessions ou de la dominer par la force. L’amiral était autorisé à reconnaître le Pruth comme frontière des deux empires, c’est-à-dire à se contenter de la Bessarabie, à livrer la plus grande partie de la Moldavie avec la Valachie tout entière. Si la Turquie résistait encore, il devait « fondre sur elle, s’emparer peut-être de Constantinople, et revenir ensuite avec ou sans les Turcs se jeter ou sur l’empire français par Laybach ou sur l’armée française par Lemberget Varsovie[2]. » Quelques semaines

  1. Voyez dans la Revue du 1er novembre 1855 les curieux renseignemens empruntés par M. Geffroy aux Souvenirs de l’histoire contemporaine de la Suède, de M. Bergman. L’étude de M. Geffroy, complétée par les documens des archives du ministère des affaires étrangères à Paris, est intitulée Bernadotte et la politique suédoise en 1812. C’est au point de vue des affaires de Suède une histoire de ce traité de Bucharest, que nous interrogeons à notre tour au point de vue des affaires d’Orient.
  2. M. Thiers, Histoire du Consulat et de l’Empire, t. XIII, p. 494. — Au moment où Alexandre donnait ces instructions à l’amiral Tchitchakof, Napoléon, plein de confiance, écrivait au prince de Neufchâtel : « Mon cousin, faites connaître au prince d’Eckmuhl que je suppose que les Russes se garderont bien de faire aucun mouvement, qu’ils ne peuvent pas ignorer que la Prusse, l’Autriche et probablement la Suède sont avec moi, que les hostilités recommençant en Turquie, les Turcs feront de nouveaux efforts, que le sultan lui-même va se rendre à l’armée, et que tout cela parait de nature à ne pas les engager à me braver facilement... » Correspondance de Napoléon Ier, t. XXIII, p. 349, — Et quatre mois plus tard, le 22 juillet 1812, quand le traité de paix entre les Russes et les Turcs était ratifié déjà par le tsar. Napoléon n’écrivait-il pas encore de Gloubokoïé à M. Maret, duc de Bassano, ministre des relations extérieures, à Vilna : « Faites envoyer par la confédération de Varsovie une ambassade de trois membres en Turquie, qu’elle parte sans délai pour faire part de la confédération et demander la garantie de la Turquie. Vous sentez combien cette démarche est importante ; je l’ai toujours eue dans ma tûte, et je ne sais comment j’ai oublié jusqu’à présent de vous donner des ordres. Faites en sorte que cette députation, avec une lettre de la confédération pour le grand-seigneur, parte avant huit jours et arrive à tire-d’aile à