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Roméo et Juliette et Macbeth, Auguste Barbier Jules César. C’était le temps des traductions comme des pseudonymes, ce qui me ramène à l’Enfance du Christ.

Mérimée inventait la dramaturge Clara Gazul, Sainte-Beuve le rimeur Joseph Delorme ; pourquoi Berlioz se serait-il refusé le plaisir d’intriguer un peu les malins de la critique en exhumant cet apocryphe Pierre Ducré, qui, pas plus que Clara Gazul et que Joseph Delorme, n’avait vu le jour ? Lui-même, en 1852, a raconté cette anecdote dans une lettre à M. Ella, le fameux directeur du Musical Union. « Je me trouvais un soir chez le baron de M… avec l’architecte Duc, un de mes anciens camarades de l’Académie de Rome. On jouait, les uns le whist, les autres l’écarté ; j’ai les cartes en horreur, et je m’ennuyais. Duc, me voyant si désœuvré, me demanda de lui composer un peu de musique pour son album. Je prends une feuille de papier, trace quelques portées et bientôt se montre un andantino à quatre voix pour orgue. Il me semble y voir l’expression d’une sorte de sentiment mystique et naïvement pastoral ; l’idée me vient d’y adapter des paroles de même nature, le morceau d’orgue disparaît et fait place à un chœur de bergers de Bethléem chantant leurs adieux à l’enfant Jésus au moment du départ de la sainte famille pour l’Égypte. Ici les parties de whist et d’écarté s’interrompent ; on veut entendre ma légende, qui réussit grâce à la couleur moyen âge tant des vers que de la musique. — Écoute, dis-je à Duc, j’ai envie de te compromettre en la signant de ton nom. — La belle affaire ! quand tous mes amis savent que je ne me doute pas de la composition. — Ce serait en effet un motif pour ne point composer ; mais, puisque la vanité se refuse à ce que tu me prêtes ton nom, j’en veux inventer un qui le contienne et signe ce morceau du nom de Pierre Ducré, organiste de la Saintes-Chapelle au XVIIe siècle, ce qui donne tout de suite à mon manuscrit la valeur d’une curiosité archéologique. — Ainsi j’entrai dans la voie de Chatterton. Quelques jours plus tard, j’écrivis le morceau suivant. Cette fois je commençai par les paroles et par une petite ouverture fuguée pour un petit orchestre dans un petit style innocent en fa mineur sans dominante, mode qui n’est plus à la mode, remonte au chant grégorien, et dont les savans pourront dire qu’il dérive du phrygien, du lydien ou du mixolydien, ce qui assurément ne fait rien à l’affaire, mais vous aide singulièrement à reproduire le caractère mélancolique et un peu niais des vieilles choses populaires. Un mois après, je ne pensais guère plus à ma partition rétrospective, lorsque j’eus à diriger un concert. Un chœur me manquait pour le programme, et je trouvai plaisant d’y intercaler le chœur de bergers de mon mystère, que je signai bravement du nom de Ducré, 1679. Dès les premières répétitions, cette musique patriarcale mérita la plus vive adhésion des choristes. — Où diable avez-vous déterré cela ? S’écriait-on de tous côtés. — Déterré est bien le mot, on l’a