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mens de rechange, des brosses, une foule d’objets utiles en eux-mêmes sans doute, mais fort nuisibles quand il s’agit de gagner de vitesse un ennemi qui sait s’en passer et n’imposer à sa monture que le seul poids de son corps. Une autre cause de l’infériorité de nos cavaliers dans le désert, c’est l’obligation où ils se trouvent, vu leur ignorance du pays, de marcher toujours en troupe. Les chevaux n’ont pas tous la même vitesse : la nécessité pour les uns d’allonger, pour les autres de ralentir leur allure naturelle, est une grande cause de fatigue que les Arabes évitent avec soin. Chaque goumier est indépendant, il marche pour son propre compte, et laisse à sa bête une absolue liberté de mouvemens. Quelquefois même, pour lui enlever jusqu’à la moindre gêne, il se penche sur l’encolure de son cheval, et lui ôte la bride, qu’il accroche au pommeau de la selle. Le fidèle animal continue paisiblement son chemin. Rencontre-t-il un peu d’herbe, il se met tranquillement à paître. Loin de l’éperonner, l’Arabe descend, fait sa prière, et ne repart que lorsque la bête rassasiée relève la tête comme pour l’avertir qu’elle est à ses ordres. Sent-il son cheval épuisé fléchir sous lui, il s’arrête encore, et ne craint pas, avec la patience particulière à sa race, d’attendre, avant de continuer son voyage, des heures, des journées, s’il le faut.

On peut trouver dans ce contraste un sérieux enseignement. Si la discipline est une force pour une armée, si elle en est la base et le fondement le plus indispensable, n’a-t-elle pas aussi dans certains cas ses inconvéniens et ses dangers? Elle apprend, il est vrai, au soldat à obéir ponctuellement; mais elle lui fait prendre en même temps l’habitude de voir chacun des détails de son existence réglé par un ordre qu’il ne cherche pas à comprendre, puisqu’il lui est interdit de le discuter. La discipline devient ainsi fatalement un obstacle au complet développement des facultés militaires de chaque homme. Comment nos soldats sauraient-ils se diriger d’après les étoiles, les montagnes, les accidens de terrain? D’autres l’ont toujours fait pour eux. Voilà ce qui explique la supériorité du goumier arabe sur notre chasseur, même le plus habitué à la guerre du sud, lorsqu’il s’agit de voir par ses propres yeux, de décider pour soi et de ne compter, pour vivre, marcher et combattre, que sur les ressources de son propre esprit. Aussi ne peut-on jamais dans le désert employer les cavaliers français isolément. En dehors des rangs de l’escadron, ils ne peuvent être utiles en rien. Dès qu’il s’agit d’une mission individuelle, c’est aux Arabes qu’il faut s’adresser. A eux seuls peuvent être confiés les services d’éclaireurs et de courriers, services importans, et qui dans les grandes guerres sont le rôle naturel de la cavalerie légère.