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entonnait à la même heure sa note unique et prolongée comme pour donner le ton aux chantres ordinaires de ces sombres palais de verdure. Dans ces régions, la vie semble se ranimer dans la nature à la tombée de la nuit. Les animaux, accablés comme l’homme par la chaleur du jour, font une longue sieste jusqu’à ce que le soleil soit près de quitter l’horizon. — Un soir, nous nous étions arrêtés au fond d’une petite crique, nous croyant à l’abri du courant et du vent. Nos barques serrées les unes contre les autres et même engagées dans un ruisseau presque à sec, nous nous étions endormis tranquilles malgré le cri aigu et assez rapproché du tigre. Tout à coup un orage éclata sur notre tête, une pluie diluvienne tomba sur notre campement, une de ces pluies tropicales auxquelles rien ne résiste, qui créent en dix secondes des fleuves puissans, et transforment en impétueux torrent le moindre filet d’eau. Le ruisseau paisible où nos barques flottaient à peine s’enfla tout à coup, et ce ne fut qu’avec bien des efforts que nous parvînmes à nous rattacher au rivage. Le danger passé, nous pûmes jouir à l’aise du beau désordre de cette nature vierge à laquelle la lumière pâle de l’électricité prêtait des charmes mystérieux.

Enfin, après neuf jours de cette navigation périlleuse et lente, nous arrivâmes à Stung-Treng, premier village du Laos. Stung-Treng est situé en partie sur le grand fleuve, en partie sur la rivière d’Attopée, premier grand affluent du Mékong. La province dont il est le chef-lieu appartenait jadis au Cambodge, et n’en a été détachée qu’au siècle dernier. Elle a une certaine importance politique, car elle est voisine de nos possessions annamites, et les mécontens chassés de Tay-ninh, l’un de nos postes avancés, peuvent s’y réfugier pour réparer leurs pertes ou former de nouveaux plans de campagne.


II.

Nous avions donc mis le pied dans ce terrible Laos; nous allions nous en apercevoir dès nos premières relations avec les autorités. Le gouverneur, Laotien haut de six pieds, et dont la figure, hébétée par l’usage de l’opium, est supportée par un cou interminable, nous reçut sèchement et nous refusa les plus légers services, sous prétexte que nos demandes étaient contraires aux usages. L’exhibition de notre passeport siamois parut produire sur lui un certain effet; nous avions des caisses nombreuses qu’il supposait remplies d’objets précieux, car M. de Lagrée était qualifié grand-mandarin dans la lettre de Siam, et nous avions tous été présentés à la chancellerie de Bangkok comme de fort gros personnages. Or les gens bien