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versions une interminable plaine d’alfa. L’alfa est une plante dont la couleur et l’apparence rappellent les petits joncs qu’on trouve en France dans les terrains marécageux; mais elle montre en Algérie des instincts bien différens : elle a horreur de l’eau. L’alfa croît en touffes épaisses, et soulève par ses racines la terre qui l’environne de manière à former un petit monticule. Ces mottes fourrées sont pour les lièvres des gîtes excellens; probablement aussi l’alfa est une nourriture à leur goût, car on les trouve en abondance dans le voisinage de cette plante. A peine un lièvre s’est-il levé sous les pas des chevaux qu’aussitôt les Arabes se précipitent à fond de train derrière lui. C’est merveille de les voir diriger d’une main leur cheval galopant à toute allure, tandis que de l’autre ils font pirouetter d’un air de défi leur long mukhala. Arrivé à portée du lièvre, le cavalier cesse même absolument de conduire sa monture, abandonne les rênes, saisit son fusil, et debout, appuyé sur le vaste troussequin de sa selle, il ajuste et tire. Rarement il tue la bête; mais c’est le moindre de ses soucis. Pour lui, le plaisir consiste dans la rapidité de la course et dans le bruit de la poudre; qu’il ait ou non manqué son coup, il n’en est pas moins fier, et, ma foi, il a raison, car il est vraiment beau quand, lancé à toute vitesse, on le voit se dresser sur les étriers et livrer au vent les plis de son burnous blanc qui flottent et s’allongent derrière lui. Nous prenions part aussi à cet exercice enivrant, mais sans y briller comme les Arabes; nous avions beau faire, ils nous dépassaient toujours. En revanche, notre chasse était plus fructueuse. Renonçant à poursuivre les lièvres, que nous n’atteignions jamais, nous nous contentions de marcher au pas, le fusil en travers sur le pommeau de la selle. Un lièvre partait-il, nous le tirions tout en marchant, et les rôtis ne manquaient pas à notre table. Cette chasse, qui se continua pendant les deux étapes suivantes, abrégea beaucoup la route. Si par hasard une de ces pauvres bêtes, poursuivie par les Arabes, traquée et tirée de tous côtés, ahurie et perdant la tête, venait se jeter dans les rangs de l’infanterie, c’étaient des joies, des cris indescriptibles; on l’entourait, on courait après elle; tout le monde s’arrêtait pour attendre l’issue de la lutte, un cri de triomphe indiquait qu’elle était prise, et on se remettait en marche, oubliant pendant un quart d’heure la fatigue et la chaleur pour se raconter mutuellement les épisodes de la victoire et la part que chacun y avait prise.

Trois journées de marche dans la direction du sud-ouest nous amenèrent à Tadjrouna. Tous les villages de ce pays se ressemblent; mais, s’il en est un plus triste et plus désolé que les autres, c’est certainement Tadjrouna. Figurez-vous une vaste plaine légèrement ondulée, au milieu une mare, et sur le bord de cette mare