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versalement sur le bât, contient dans chacune de ses poches un tonneau qui fait ainsi équilibre à l’autre. Pour faire mettre le chameau à genoux, on appuie fortement sur sa longue encolure en poussant un cri particulier auquel l’animal répond comme toujours par son éternel bêlement, en regardant d’un air courroucé celui qui ose lui demander une semblable humiliation; il finit cependant par céder, et à peine est-il à terre qu’on lui attache les deux genoux de manière à l’empêcher absolument de se relever. On le charge alors à loisir, et on ne lui rend sa liberté que lorsque l’opération est terminée.

La journée du 4 avril fut marquée par un événement que ressentit douloureusement toute la colonne. Depuis le matin, nous franchissions une multitude de petites dunes de sable sur lesquelles le vent avait tracé en se jouant, avec une délicatesse inouïe, de petites lignes sinueuses comme la vague en laisse quelquefois derrière elle sur les plages de l’océan. C’était si fin, si parfait, qu’on se faisait presque scrupule de fouler aux pieds ces jolies arabesques. Il prit tout d’un coup au vent, qui avait fait cet inimitable travail, la fantaisie de le détruire; il s’éleva brusquement, amenant avec lui son cortège de sombres nuages qui bientôt eurent envahi le ciel, si pur un instant auparavant, et, soulevant par tourbillons le sable fin sur lequel nous marchions, il en couvrit la colonne. Une obscurité complète se fit ; nous ne distinguions plus nos voisins les plus proches. Le bruit des pas, amorti déjà par le tapis de sable, s’éteignait sous les sifflemens de la tempête. Nous appelions; mais la voix, à peine sortie de la gorge, y était brusquement refoulée, les appels restaient sans réponse, et nous en étions réduits pour nous diriger à profiter des petites éclaircies que produisaient les bouffées les plus violentes du vent, et qui nous permettaient d’apercevoir à travers le voile un instant déchiré la forme vague d’un homme ou d’un cheval. Ce furent deux pénibles heures. Au bout de ce temps, le vent s’apaisa un peu, et les grains de sable qui tourbillonnaient au milieu des nuages retombèrent en reformant derrière nous des arabesques plus jolies et plus délicates peut-être que celles qui m’avaient frappé le matin.

A peine le bivouac installé, on fit l’appel en hâte, tremblant, en prononçant chaque nom, de ne pas entendre la réponse : « présent. » Une fois ce mot ne vint pas. On parcourut le camp en appelant à haute voix l’homme qui manquait; on interrogea ses camarades. La dernière fois qu’on l’avait vu, c’était au commencement de la tourmente; il montait un cheval ardent qu’il semblait avoir quelque peine à retenir. Un homme qui l’avait aperçu s’efforçant de le maîtriser, et qui lui avait jeté quelques lazzis en passant, venait maintenant s’en confesser avec regret. Chacun arrivait apportant son