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la vie à tout. Du fond de ma peau de mouton, que j’avais peine à quitter, j’entendais s’élever une vague rumeur dans laquelle je distinguais les bêlemens des chameaux, les juremens des chasseurs qui sellaient leurs chevaux, les cris des Arabes, qui d’un bout à l’autre du camp s’appelaient sur un ton aigu. Je m’habillais à la hâte, et lorsque je passais la tête à travers la porte débouclée de ma tente, j’avais devant moi un curieux spectacle. Le soleil n’éclairait pas encore le camp, la nuit était profonde; mais les feux allumés par les chameliers jetaient çà et là quelques lueurs vacillantes qui suffisaient aux hommes pour se diriger au milieu des chameaux accroupis, des selles, des caisses, des sacs d’orge, qui encombraient le sol. Debout et groupés autour de ces foyers, quelques officiers s’y chauffaient les mains, et dirigeaient de là le travail en donnant des ordres à haute voix. Leurs bottes rougies par la flamme et la lumière de leurs cigarettes qui brillait par intervalles, c’est tout ce qu’on apercevait d’eux. Puis les tentes tombent une à une, les chameaux, à peine chargés, s’en vont lentement avec un air de majestueuse bêtise. Le clairon sonne le départ, l’infanterie s’ébranle, les cavaliers montent à cheval, et bientôt rien ne désigne plus notre bivouac de la veille que les derniers tisons des foyers, dont les lueurs affaiblies pâlissent déjà sous la timide lumière du soleil levant.

Au milieu du quatrième jour, nous nous trouvâmes tout à coup sur le bord d’un grand ravin dont à quinze pas rien ne pouvait faire prévoir l’existence. A nos pieds s’arrondissait un vaste bassin, bizarre accident de la nature que je n’ai jamais retrouvé ailleurs, et qui nous apparaissait sous la forme d’une immense cuvette. D’un seul côté, l’escarpement, s’abaissant en pente plus douce, en rendait l’accès praticable. Au centre, le vent avait élevé le monticule de sable sur lequel est bâti le ksar de Si-el-Hadj-Eddin. Ce village, qui même au temps de sa splendeur n’a jamais été qu’une agglomération de quinze ou vingt maisons en pisé, mais qui est un des lieux consacrés des Oulad-sidi-Cheik, avait été détruit l’année précédente par une colonne française qui était venue chercher au cœur même de sa puissance cette tribu redoutable et toujours rebelle. L’œuvre de destruction n’a pas coûté grande peine. On s’est contenté d’allumer les feux de bivouac avec le bois des toitures, amené jadis de très loin et à grands frais par les anciens habitans. Les pluies d’hiver ont fait le reste. Dans un monceau de ruines, on distingue à peine aujourd’hui le tracé des rues et le dessin des maisons.

Deux petits marabouts blanchis à la chaux, que la main des destructeurs a respectés, ont seuls survécu au désastre. C’est là cependant que les Oulad-sidi-Cheik vont encore aujourd’hui chercher l’inspiration fanatique qui les soulève constamment contre nous. Le