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à l’arrêt qu’il avait promulgué la veille. On surprenait l’aveu du pauvre imbécile, le plus souvent on s’en passait, pour les confiscations, les proscriptions, les assassinats sans jugement. Les proscriptions étaient du reste rarement une vengeance, — c’était un moyen plus court de s’enrichir. Les gens de l’empereur aimaient assurément le plaisir, les femmes, le pouvoir; ce qu’ils aimaient par-dessus tout, c’était l’argent. L’argent était le dieu du règne; il semblait que tous, inspirés par une fureur prophétique, voulussent remplir leurs coffres le plus vite possible, moins pour jouir du présent que pour conjurer l’avenir et se trouver pourvus en cas de malheur.

Telle est cette aristocratie de valets, cette domesticité étalée sur la pourpre, cette ligue du mal public, qui rappelait les trente tyrans d’Athènes, ou plutôt les compagnons d’Ulysse se jetant sur les troupeaux d’Apollon et égorgeant avec ivresse tout ce qu’ils rencontrent de plus gras et de plus succulent. Mais que dit le troupeau, c’est-à-dire le peuple romain? Le troupeau est heureux, satisfait comme toujours, et il serre ses rangs à mesure que les victimes y font un vide. Jamais il n’y a eu plus de gaîté à Rome, si ce n’est sous l’excellent Caligula. Tout est spectacle, tout est fête; on rit des affranchis triomphans et l’on rit des patriciens qui se morfondent, on rit surtout de l’empereur, et chaque jour circule une histoire plus risible sur ce bouffon couronné. Les citoyens, quel que soit leur rang, chérissent du reste, dès qu’ils sont en leur présence, les fidèles serviteurs de Claude. Ils les admirent, ils les supplient, ils remplissent leur atrium dès le matin, ils ne leur cachent point qu’ils sont la source des faveurs; ils savent qu’ils tiennent entre leurs mains le nerf de l’empire. César compte à peine : ce sont ses ministres qui règlent la destinée du monde. Quand césar invite un citoyen à souper et qu’un affranchi l’invite le même jour, chez qui court l’hôte empressé? Chez césar? Non, césar attend et se morfond tandis qu’on se réjouit chez Narcisse ou chez Calliste. Pallas veut-il se montrer en public, les deux consuls le guettent à sa porte et l’escortent servilement dès qu’il s’avance dans la rue. Vitellius, père du futur empereur, ne se contente pas de porter sur sa poitrine un brodequin de Messaline et de baiser ce brodequin en public; il a élevé chez lui, dans le sanctuaire des lares, deux statues à Narcisse et à Pallas; il leur offre des sacrifices et les honore comme ses dieux protecteurs.

Dion Cassius donne à cette horde d’affranchis qui ont pris d’assaut l’empereur et l’empire le nom collectif de césariens, nom heureux, expressif, qui délivre la mémoire d’une nomenclature compliquée, et que je voudrais prendre dans le sens le plus dérisoire. Ils sont les partisans de césar parce que césar est leur gage.