Page:Revue des Deux Mondes - 1869 - tome 80.djvu/374

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Croix de Jérusalem, et se perd dans le lointain comme les arches d’un pont gigantesque jeté sur la campagne de Rome, tout désarme le voyageur ; il n’ose condamner trop haut les intrigues ou les projets intéressés qui ont produit de si beaux résultats.

Enfin l’émissaire du lac Fucin était une spéculation pure où Narcisse commit des vols si audacieux que l’impératrice Agrippine les lui reprocha publiquement le jour même de l’inauguration. Les Marses, riverains du lac Fucin, demandaient depuis longtemps qu’où leur laissât dessécher le lac, qui gagnait peu à peu sur leurs terres et répandait au loin la fièvre. Les césariens engagèrent Claude à prendre à sa charge le travail en stipulant que les terres ainsi reconquises lui appartiendraient : de la sorte les césariens pouvaient spéculer à la fois sur les terrains et sur la dispendieuse exécution de l’émissaire. On employa en effet 30,000 hommes pendant onze ans. On creusa un canal voûté à travers la montagne, afin de jeter les eaux dans le Liris (Garigliano). Pour travailler plus vite, on creusa de toutes parts des puits, des escaliers, des approches perpendiculaires. Le rocher fut ainsi percé sur une longueur de 3,500 pas, et l’on déboucha à 20 mètres au-dessus du Liris, obliquement, afin que la chute de l’eau ne troublât pas le cours de la rivière. Le tunnel, que le savant historien de l’architecture, Hirt, a mesuré en 1796, a 19 pieds de hauteur sur 9 de large. Au milieu est une rigole supplémentaire d’un demi-pied de profondeur qui nous est expliquée par les récits des anciens. Le jour de l’inauguration, un combat naval devait être livré sur le lac avant qu’il fut subitement desséché. On était accouru de Rome et de toute l’Italie. Une flotte rhodienne et une flotte sicilienne, de 50 galères chacune, avaient été construites. 19,000 condamnés devaient monter ces galères et s’entr’égorger. Au moment où les malheureux défilèrent devant l’empereur en prononçant les paroles consacrées : Ave, Cæsar, morituri te salutant, le bonhomme Claude, qui était dans le ravissement, leur répondit avec un signe de tête amical ; Avete vos (portez-vous bien vous-mêmes). Aussitôt les condamnés posent leurs armes et déclarent que l’empereur leur a fait grâce de la vie. Cris, confusion, menaces, refus ; Claude se précipite en traînant la jambe, il va dans les groupes, il supplie, il s’irrite, il écume, il dit mille niaiseries aux condamnés pour qu’ils consentent à mourir. Narcisse avait fait dresser sur un promontoire des balistes et des catapultes ; la garde prétorienne cernait le lac. Cette précaution eut plus de succès que les argumens du grotesque césar : on se battit. La fête finie, on démolit les bâtardeaux, et les eaux s’écoulèrent en partie ; mais, soit que les niveaux eussent été mal calculés, soit que Narcisse eût fait de trop gros bénéfices sur la