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Correspondre par lettres, faire parler des émissaires, c’était trop dangereux ; sous l’œil vigilant du maître, on n’osait se fier à personne. Une occasion toute naturelle allait fournir un prétexte ; on attendit. Vers la fin de l’année 1834, la femme de Stoïan Simitch accoucha d’un enfant que le fils du prince, à titre de parrain du mariage, devait tenir sur les fonts baptismaux. Tel est l’usage serbe ; il y a un parrain pour les mariés, et tous les enfans qui naissent du mariage sont de droit ses filleuls. Stoïan Simitch habitait à Krouschevatz, au milieu de ses immenses domaines. En toute autre saison, l’accouchée se serait rendue à la résidence princière ; Milosch voulut lui épargner le voyage, il fit partir pour Krouschevatz la princesse Lioubitza et le jeune prince. Les fêtes furent splendides. Sous prétexte de procurer à la princesse une compagnie agréable, Simitch avait convoqué tous les personnages affiliés au complot, Abraham Petronievitch, intendant et premier ministre de Milosch, George Protitch, Miléta Radoïevitch et Milojav Sdanokovitz, membres du tribunal suprême, le capitaine Miloutine, frère du terrible haïdouk Veliko tué sur la brèche de Négotin aux derniers jours du règne de Kara-George. Dans les festins, on buvait à la santé du prince ; le soir, quand la princesse et sa suite s’étaient retirées, les conspirateurs se réunissaient dans une salle écartée pour y combiner leur plan. Les plus violens, Stoïan Simitch et George Protitch, osèrent proposer l’assassinat de Milosch. Tous les autres protestèrent avec véhémence ; Miléta Radoïevitch, un de ceux qui combattaient le plus énergiquement le despotisme du prince, alla jusqu’à dire : « Quiconque voudrait attenter à sa vie, quiconque essaierait seulement de le faire, abdiquer me trouverait sur son chemin. » On convint de préparer une grande manifestation pour la skouptchina qui devait se rassembler au mois de février suivant. Chacun d’ici là (il y avait encore cinq ou six semaines) tâcherait de gagner les députés indécis, une pétition impérieuse se couvrirait de signatures, enfin l’assemblée demanderait à grands cris une constitution qui mettrait fin au régime de l’arbitraire. Si on était bien sûr d’avoir pour soi l’aristocratie rustique et guerrière, celle dont Milosch avait diminué le prestige et arrêté l’essor, on ne se dissimulait pas que le peuple des campagnes était favorable au gouvernement. Afin de gagner la foule, les conjurés mirent sur leur programme certains vœux démagogiques, certaines concessions exagérées et dangereuses qu’ils étaient bien décidés à retirer plus tard, s’ils obtenaient gain de cause ; c’est ainsi qu’ils proposaient non-seulement d’abolir les corvées, de supprimer les droits d’exportation sur le bétail, mais de rendre commun à tous l’usage des forêts, c’est-à-dire de la plus grande partie du pays serbe, sans tenir compte des droits acquis. Le bas peuple serait séduit, et tous ensemble ils imposeraient leur