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payée du deuil de tant de familles, était-ce à la nation ou à Milosch tout seul qu’elle devait profiter ? La Serbie n’avait fait que changer de tyrans ; Milosch s’était substitué au pacha de Belgrade, Milosch accablait le pays de contributions, comme si la terre était son domaine propre et le peuple son esclave. Et quelles mœurs ! quelles débauches ! Était-il un seul particulier qui fût sûr de mettre sa femme ou sa fille à l’abri des caprices du despote ? Ce n’est pas tout : quel dédain des lois religieuses ! nul souci des jeûnes, des carêmes. Si Dieu avait frappé les terres de sécheresse pendant deux années, si la grêle avait ravagé les récoltes, c’était la punition que Dieu infligeait au prince infidèle. Voilà, disait Petronievitch, pourquoi Milosch est devenu odieux à tous, à ses amis d’autrefois, à ses plus anciens serviteurs, à sa femme même, la sainte princesse Lioubitza, qui, révoltée de tant de choses iniques, avait approuvé l’insurrection pendant son voyage à Krouschevatz. Tous les amis de la cause serbe devaient donc marcher sans hésitation sur Kragoujevatz ; des milliers d’hommes se levaient pour les y rejoindre. C’est là, au centre même du gouvernement, que la Serbie allait reprendre possession d’elle-même. » Les milices étaient mal préparées à ce langage ; on hésitait, on murmurait… Alors, changeant de tactique avec une dextérité merveilleuse : « Dieu me garde, s’écrie l’orateur, d’en vouloir personnellement à Milosch ! ne suis-je pas son compère ? Puis-je ignorer ce que je lui dois ? Ce n’est pas moi qui me plains, c’est la patrie. Certes, si je n’eusse consulté que mon intérêt, j’aurais mieux fait de me taire, car il se peut bien que je paie de ma vie mon dévoûment à la cause commune ; mais je me devais à la Serbie, je me devais aussi au prince qui a fait tant de grandes choses. Milosch n’est pas le coupable ; j’accuse les hommes qui l’entourent, j’accuse les conseillers qui abusent de sa confiance pour l’entraîner dans une voie funeste au peuple, funeste à la réputation du prince même. » Réduite à ces termes, la manifestation devait être accueillie par les milices ; dès qu’il s’agissait seulement d’adresser au prince des remontrances respectueuses, elles furent prêtes à suivre les conjurés.

Que faisait Milosch, pendant que l’insurrection était aux portes de la capitale ? Il se trouvait alors dans sa résidence de Poscharevatz. Apprenant que les milices marchaient de tous côtés sur la ville où étaient les archives et le trésor du gouvernement, il eut tout d’abord un accès de faiblesse qui serait bien extraordinaire chez un tel homme, si on n’y voyait pas la conscience tourmentée du despote. Ses fautes, ses crimes peut-être, se représentèrent à son esprit, effaçant le souvenir des services qu’il avait rendus à ses compatriotes. Il perdit un instant le sentiment de sa grandeur, et tomba au-dessous de lui-même. Incertain de la fidélité de Voutchitch,