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je mange et le vin que je bois se changer pour moi en poison, si je manque jamais sciemment aux devoirs que ma condition m’impose ! Gardons toujours nos cœurs unis et confondus dans les mêmes sentimens comme les gouttes de la liqueur qui remplit cette coupe et que je bois à la prospérité de la nation ! »

Une foule immense se pressait dans le champ de la skouptchina, aux abords, aux alentours. Outre les quatre mille représentans de la nation, des spectateurs étaient venus de tous les points de la Serbie. Même des provinces turques, on était accouru pour voir Milosch, le terrible Milosch, accordant une constitution à ses sujets. Les Serbes, si disposés à jouir naïvement de leur victoire, étaient donc intéressés à faire éclater leur confiance dans l’avenir. Quand Milosch eut fini de parler, ce furent des tonnerres d’applaudissemens ; le peuple le souleva dans ses bras et le porta en triomphe jusqu’au palais au milieu d’acclamations enthousiastes.

Comment ces trois journées d’ivresse patriotique ont-elles produit de si tristes résultats ? Comment cette charte, accueillie avec de pareils transports, a-t-elle dû être si tôt mise en pièces ? Il suffit d’y jeter les yeux pour comprendre ce revirement subit. La constitution improvisée par Davidovitch était une œuvre occidentale transportée tout à coup, sans transition, sans ménagement, au milieu d’une société encore à demi barbare. Milosch avait dit : « La Serbie a ses particularités nationales qu’il faut tâcher d’adapter à la civilisation de l’Europe. » C’est précisément cela que le législateur serbe avait oublié. Il créait une administration tout d’une pièce sans rapport avec les besoins du pays. Et que de disparates ! que de contradictions ! Ici, un conseil d’état investi de pouvoirs extraordinaires, qui pouvait devenir à l’occasion le centre d’une oligarchie ; là, des institutions démocratiques tout à fait prématurées ; bien plus, des appels à je ne sais quel communisme patriarcal d’où le communisme révolutionnaire devait sortir infailliblement. Il fallait régulariser l’ancienne organisation du pays serbe, il fallait faire sortir des vieilles coutumes tous les élémens d’ordre et de liberté qu’elles renfermaient ; au lieu de cela, on crée des ministres, des conseillers d’état, qui bientôt, enflés de leurs titres, voudront représenter sur leur théâtre les scènes parlementaires de l’Occident. Nous étions tout à l’heure en plein monde héroïque ; les héros maintenant vont prêter à rire. Les sublimes paysans de la guerre de l’indépendance deviennent des scribes vulgaires. Ils jouent des parades d’après nos journaux. Qu’ils sont gauches avec leurs habits brodés ! on dirait une mascarade. Ce sont surtout les Serbes hongrois, des étrangers après tout, des ouvriers de la dernière heure, qui, voyant la Serbie de Kara-George et de Milosch reprendre possession d’elle-même, prétendent lui donner des leçons de civilisation. Adieu les