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appel ? « N’y va pas, seigneur, répondirent les députés. Envoie un de tes fils ou un de tes frères, mais n’expose pas tes jours en y allant toi-même. Nous avons besoin de toi. N’y va point. » Milosch était fort perplexe ; autour de lui, pour des raisons très différentes, ses conseillers lui tenaient à peu près le même langage. Les uns redoutaient les embûches du divan ; d’autres, comme Davidovitch, sans imputer des projets odieux à Mahmoud, avaient peur que le prestige du chef des Serbes ne reçût quelque atteinte. Au milieu d’une cour somptueuse, dans les splendeurs, de l’étiquette ottomane, quelle serait l’attitude du prince-paysan ? Davidovitch craignait aussi que Milosch, si fin, si maître de lui dans les négociations, mais très expansif avec ceux qui savaient le prendre, ne fît des confidences indiscrètes sur les ressources de la Serbie. La pensée constante du gouvernement de Kragoujevatz avait été de grossir le trésor public ; pour toute sorte de raisons, il ne fallait pas que la Turquie fût trop exactement informée de l’état des choses, et le prince, dans un élan de fierté patriotique, pouvait se laisser aller à des révélations qu’il eût regrettées plus tard. Dissuadé par ses amis, Milosch hésitait. L’hostilité du cabinet russe le décida. Il comprit que cette visite au sultan était nécessaire. Son instinct lui disait qu’il fallait se ménager la bienveillance du suzerain pour mieux résister aux injonctions de ses protecteurs. Que de choses d’ailleurs il pouvait apprendre en ce voyage ! Puis voir Mahmoud en personne, être admis auprès de Mahmoud avec les honneurs princiers, recevoir une consécration nouvelle de ce padischah qui transformait l’Orient, quelle tentation pour un Milosch Obrenovitch ! La politique, la curiosité, un certain orgueil bien légitime, tout le poussait à Constantinople.

Il régla ses affaires, institua une régence à la tête de laquelle il plaça son frère Éphrem et Miléta Radoïkovitch, un de ces conjurés qu’il espérait ramener à lui par une clémence magnanime, puis il partit le 19 juillet 1835. Il avait résolu de se rendre en Turquie par le Danube et la Mer-Noire. C’est à Vidin, sur le territoire ottoman, qu’il alla s’embarquer. Sa famille, les officiers de sa maison, un grand nombre de knèzes et de kmètes l’accompagnèrent jusqu’à la frontière de Serbie. Partout sur son passage, à Negotin, à Vidin, et dans les ports du Danube où s’arrêtait le bateau, il trouva l’accueil le plus flatteur. La gloire de son nom éblouissait les imaginations orientales. Les pachas le traitaient en prince. Les chrétiens voulaient voir l’homme qui avait forcé le sultan à reconnaître l’indépendance des Serbes. A Vidin, Hussein-Pacha, le terrible exterminateur des Janissaires, un des personnages les plus considérables de la cour de Mahmoud l’accueillit plusieurs jours avec une somptueuse hospitalité. Issu comme Milosch des derniers rangs du