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ses droits, si peu formé aux mœurs politiques, ne fait pas lui-même ses affaires. Ce ne sont pas les candidats qui devraient se mettre en avant et s’imposer au risque de diviser les suffrages ; ce sont les populations elles-mêmes qui devraient s’organiser, former des comités, choisir des candidats dignes de leur confiance et agir de façon à conduire victorieusement une élection, en se souvenant qu’elles votent pour leur propre intérêt, non pour faire plaisir à un aspirant à la députation. Il y a un fonctionnaire d’un esprit distingué, conseiller de préfecture à Paris et candidat lui-même, si nous ne nous trompons, M. Lançon, qui proposait récemment l’organisation en province de comités napoléoniens destinés à remplacer l’action administrative et à former le noyau d’un parti indépendant du gouvernement. Nous ne savons jusqu’à quel point cette organisation officielle supplémentaire serait possible. Si elle n’était qu’une annexe de la préfecture, elle serait sans crédit ; si elle était sérieuse et indépendante, le gouvernement la tiendrait bientôt sans doute pour un auxiliaire incommode dont il déclinerait les services. C’est surtout pour l’opinion libérale que cette organisation serait une première condition de succès, et il y a une raison qui la rend encore plus nécessaire, c’est le système actuel des circonscriptions électorales, ce système contre lequel s’est élevé, il y a quelque temps, le conseil municipal de Bordeaux, qui vient aujourd’hui de donner sa démission pour avoir vu ses réclamations indéfiniment ajournées. Certes notre France administrative est arrangée de façon que l’action collective ne soit pas facile, la solidarité locale existe à peine. À la longue cependant, un arrondissement a fini par prendre une certaine cohésion, par se faire une certaine vie commune, des intérêts communs ; on peut se voir et s’entendre pour choisir un député. Le système actuel des circonscriptions électorales a changé tout cela. Aujourd’hui, à Bordeaux comme partout, on réunit pour voter ensemble des populations qui ne se connaissent même pas, qui vivent à des extrémités opposées d’un département. Un député représente un chiffre abstrait de suffrages, il ne représente que par exception un intérêt collectif, et même quelquefois il représente des intérêts contraires : l’embarras pour lui est de se partager. Dans une telle organisation, le gouvernement, cela est bien clair, est tout-puissant, parce qu’il est partout à la fois. Pour l’opinion libérale, il n’y a pas d’autre moyen de suppléer à la dispersion que des comités librement formés, créant une certaine intelligence entre ces électeurs disséminés et soutenant d’un commun effort un même candidat. Nous sommes encore loin de cette action méthodique et efficace, et le gouvernement reste terriblement armé. Quelle que soit l’inégalité de la lutté qui approche, on peut cependant s’attendre à voir passer dans les élections un peu de cet esprit d’indépendance, de ce goût de contrôle, de cette inquiétude libérale, qui se réveillent si vivement dans le pays.