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telle qu’un écrivain comme lui en eût su trouver. Son plus grand succès est dans les morceaux en quelque sorte techniques, où par la souplesse de son vers il réussit à suivre plus fidèlement que personne, il a le droit de le dire, la trame serrée du raisonnement du poète et le ton familier auquel celui-ci descend alors sans fléchir. C’est d’ailleurs un vrai plaisir, et dont il faut tenir compte, pour ceux qui ne peuvent lire le texte latin, de trouver une traduction qui leur donne si exactement l’idée sans leur faire perdre la musique des vers.

J’arrive à la pensée philosophique du livre. J’ai dit combien je la goûtais ; mais je n’entends point parler d’une thèse qui y est soutenue, et qui se montre tout d’abord, je parle d’une certaine sagesse qui circule au dedans de l’ouvrage et qui y répand une bienfaisante lumière. Je fais des réserves sur la thèse, qui est historique. M. Martha est et se déclare spiritualiste, et il a des paroles chrétiennes. En même temps M. Martha est un esprit large, très sympathique à la fois à Lucrèce et à la liberté de la pensée. Il voudrait le faire accepter, le recommander à ceux qui seraient moins larges que lui, et il a besoin de l’admirer lui-même sans scrupules. Il s’attache pour cela à cette thèse que « l’entreprise d’Épicure n’est pas, comme on se le figure et comme on le répète souvent, une attaque contre ce que nous appelons les doctrines spiritualistes. « Il ne le soutient pas à la lettre, car ce serait aller contre l’évidence ; mais il entend et il explique que les doctrines spiritualistes ne sont pas vraiment en cause dans Épicure ni dans Lucrèce sous la forme élevée et épurée qu’elles prennent aujourd’hui. La colère de l’école d’Épicure et ses révoltes ne s’adressent qu’aux idées grossières, indignes du nom de spiritualisme, qui composaient en général la religion des anciens. J’arrête ici M. Martha, car il dit véritablement deux choses en paraissant n’en dire qu’une. Sa première proposition est celle-ci : Épicure et Lucrèce n’en veulent pas réellement au spiritualisme, à ce spiritualisme supérieur qui est la religion commune de tant de bons esprits. Cette proposition peut être accordée, du moins dans une certaine mesure. La seconde est celle-ci : la philosophie de Lucrèce ne porte que contre le paganisme, contre les superstitions païennes. C’est une assertion toute différente et à laquelle je ne puis absolument consentir. En effet, la philosophie de Lucrèce menace également le christianisme. Je ne parle pas de tel christianisme libre, aussi large et aussi philosophique que peut l’être le spiritualisme lui-même ; je parle du christianisme historique, du christianisme de l’église catholique, héritière directe des religions antiques. Ce christianisme est tout autre chose que le spiritualisme avec lequel M. Martha semble le confondre dans tout son livre, et il est clair qu’Épicure et Lucrèce sont et seront toujours pour ce christianisme des ennemis aussi irréconciliables et aussi redoutables qu’ils l’ont été pour les anciens dieux.

Je ne nie pas cependant qu’il ne reste dans la thèse de M. Martha une