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résulterait du déchaînement de tant d’antagonismes aujourd’hui contenus. Telles sont les circonstances qui donnent maintenant un si grand intérêt à l’étude des rapports de l’église et de l’état en Autriche. Cet examen offre encore un autre genre d’utilité. Lorsque l’on ne considère que la France, il est impossible de se rendre compte des causes de cette hostilité contre le catholicisme, que le père Félix et M. de Broglie dépeignent en termes si émouvans. Aussi les explications qu’ils en donnent sont-elles évidemment insuffisantes. En Autriche, où la lutte est engagée d’une manière bien plus vive et sur des points mieux déterminés, nous pourrons peut-être saisir la vraie cause d’un fait si général et si extraordinaire.


I

Tandis que je parcourais les différentes provinces de l’empire-royaume, m’enquérant des causes des difficultés intérieures, je recevais très fréquemment pour réponse : Tout le mal vient du concordat. Si nos ressources naturelles ne sont pas exploitées, me disait-on, si notre industrie languit, si nos finances sont en désordre, si nos soldats se sont montrés sur le champ de bataille inférieurs à ceux de nos adversaires, si, en un mot, nous sommes sous tous les rapports en retard relativement aux nations de l’Occident et du Nord, c’est que nous manquons d’initiative, d’énergie et d’instruction. Et si nous manquons de tout cela, c’est parce que le concordat nous a empêchés d’avoir un enseignement à la hauteur des besoins du temps présent. Si nous ne secouons pas cette chape de plomb qui nous écrase, comme dans l’Enfer de Dante, c’en est fait de l’Autriche. Quoique cette appréciation me fût confirmée par beaucoup d’étrangers[1], notamment par des voyageurs et des diplomates

  1. Voici un fait particulier qui montre comment cette impression si générale avait pu naître. En 1867, me rendant à Vienne, je voyageai avec un Suisse, grand partisan de l’Autriche, qui rejetait toute la faute des récentes défaites sur l’incapacité de Benedek. C’est en vain que je parlai de causes plus profondes, il n’en voulut admettre aucune. Quelques jours plus tard, je le rencontrai de nouveau : nous assistions à la grande procession de la Fête-Dieu. C’est la cérémonie la plus intéressante qu’on puisse voir à Vienne. Des soldats de toutes armes font la haie dans les rues que la procession doit suivre. En tête marchent les députations des confréries pieuses, bannière déployée, les moines des différens ordres, les séminaristes, les chanoines, les prêtres des paroisses, en costume magnifique. Derrière eux s’avance, sous un dais tout doré, l’archevêque revêtu de ses habits sacerdotaux, étincelans d’or et de pierreries. Enfin viennent à sa suite l’empereur, les ministres, les généraux, les grands dignitaires, tous en uniforme, à pied, nu-tête et le cierge à la main. Des fleurs jonchent le pavé, et, écrasées sous les pieds, embaument l’air ; l’odeur de l’encens s’y mêle ; du haut de la flèche aérienne de Saint-Étienne, les cloches lancent leurs volées joyeuses. Le soleil fait tout étinceler ; le spectacle est magique. C’est l’évocation du XIIe siècle. L’évêque précède le tout-puissant empereur. Le successeur de césar suit humblement le successeur des apôtres. Tant que la cérémonie dure, la vie moderne est condamnée à l’immobilité. Toute circulation dans les rues est suspendue par la haie des soldats qui les coupent. Les intérêts de la terre sont sacrifiés à ceux du ciel. Le Suisse n’en revenait.pas. Il se pencha vers moi et me dit à l’oreille ; « Vous aviez raison, ; maintenant je m’explique Sadowa. »