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défroques aussi indispensables pour séjourner dans les oil regions que l’est la cuirasse imperméable dont on recouvre le touriste au moment où il va s’engager sous l’une des chutes d’eau du Niagara. De distance en distance apparaissent des paires de bottes formidables, vrais jalons de cette interminable avenue. Un marchand m’affubla des pieds à la tête. Quand je me présentai au seuil de l’American hôtel, quartier-général des hommes d’huile, toute trace de l’Européen avait disparu, et je me trouvais au vrai ton de ce nouveau milieu. Presque aussitôt éclatèrent plus de cent coups de sifflets à vapeur, répétés par les échos des ravins : ils sonnaient midi, l’heure du second déjeuner. La fumée blanche disparut parmi les derricks et les arbres qui nous entouraient ; les machines s’arrêtèrent, et je vis sortir de tous les coins de la forêt des oil men ralliant les auberges de Petrolia. Dans tous les pays d’huile, on fait au moins deux repas de viande par jour, car il faut chauffer à outrance la machine humaine, soumise là-bas à un dur travail physique et intellectuel. Dès sept heures du matin, le premier déjeuner étant rapidement englouti, l’oil man se rend soit aux puits, soit en tournée d’exploration dans les bois, lorsqu’il n’est pas appelé au board of trade, qui est la bourse ou l’on échange les actions, les titres de propriété et les marchandises. C’est au board of trade qu’il revient après le dîner de six heures : à cet instant, les affaires actives demeurent suspendues jusqu’au lendemain, et il n’est plus question que des intérêts de la communauté. J’assistais avec plaisir à ces réunions, présidées familièrement par l’un des prominent merchants de la petite ville ; chacun y donnait son opinion sur les questions à l’ordre du jour, et l’esprit de tolérance, favorisé par un manque absolu de vanité chez les orateurs, permettait toujours d’aboutir à des résolutions efficaces, malgré la forte personnalité de ces hommes et l’importance des intérêts en jeu dans ces discussions.

Pendant mon séjour à Petrolia, je fus témoin des premières manifestations de la vie d’un spouter ; la nappe jaillissante avait été frappée à la profondeur d’environ 125 mètres, et la nouvelle s’en répandit avec une rapidité merveilleuse. J’arrivai trop tard sur le lieu de la scène pour être témoin des faits qui précédèrent la sortie du pétrole ; mais ils me furent contés exactement de la même manière par tous ceux qui les avaient vus. Il était quatre heures et demie du soir ; le sondage, commencé moins de deux mois auparavant, avait conduit les outils à travers une argile superficielle et des roches alternativement schisteuses et calcaires ; le trou de sonde était plein d’eau. Cette eau bouillonna tout à coup ; puis une immense fusée de gaz accompagnée d’un nuage bleuâtre s’élança dans les airs, chassant la colonne d’eau devant elle presqu’au sommet du