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— Maître du premier coup ? Oh ! oh ! voilà du courage, dit l’apprenti en toisant le chevalier des pieds à la tête. Il connaît les difficultés du métier, et les énumère avec un orgueil naïf.

Sur ce, d’autres apprentis sont entrés dans l’église, où va se tenir une séance solennelle des maîtres chanteurs[1]. Tout en lardant de cent brocards le camarade David, qui fait le savant avec le chevalier, ils apportent les bancs pour les maîtres, la chaise haute pour le chanteur, et dressent au fond de la scène une estrade voilée d’un rideau noir nommée Gemerk. C’est dans cette cage de mauvais augure que s’enfermera, selon le rite établi, le marqueur (Merker), le critique désigné qui marque impitoyablement sur un tableau noir les fautes du chanteur suant sang et eau sur sa sellette. Les apprentis le savent bien, et raillent à qui mieux mieux ce cavalier sans façon, cet intrus naïf qui veut sauter à pieds joints toutes les difficultés et s’improviser « maître » du jour au lendemain. Leur besogne faite, les gamins en gaîté font la ronde autour de la tribune, et lancent à la tête du chevalier de plus en plus dépaysé ce refrain ironique qui se scande sur leur danse moqueuse :

La couronne de fleurs, la couronne jolie,
Le beau chevalier l’attrapera-t-il ?

Il y a une gaminerie folâtre dans cette chanson, la dernière note s’élance comme une fusée pétillante ; mais l’entrée des graves maîtres chanteurs coupe court à cette espièglerie. L’école étant au grand complet, Pogner se hâte de présenter à l’assemblée son protégé Walther de Stolzing. A son aspect, un murmure d’étonnement s’élève dans la docte compagnie. Un chevalier dans l’école des simples bourgeois ! cela ne s’est jamais vu, c’est une innovation dangereuse, subversive. Et puis demander du premier coup le grade de maître, quelle présomption juvénile, quelle audace cavalière ! Un auteur inconnu venant la plume sur l’oreille, du fond de sa province, se présenter à l’Académie française ne causerait pas une plus grande surprise à Paris que le jeune seigneur de Stolzing entrant bravement dans l’école des maîtres chanteurs de Nuremberg. Il faut toute l’éloquence de son protecteur et toute l’autorité du vieux et vaillant poète Hans Sachs, qui se moque des formalités et qui devine dans cet inconnu quelque chose de jeune et de puissant, pour le faire admettre à l’épreuve solennelle. Le président Kothner, raide comme un in-folio, bourru comme un juge à l’audience, image vivante du dogmatisme le plus inflexible, se lève et procède à l’interrogatoire du nouveau-venu. « Quel est votre maître ? dit-il, dans quelle école

  1. Au XVIe siècle, ces séances solennelles avaient lieu en effet dans l’église Sainte-Catherine, à Nuremberg. On le sait par Wagenseil, historien des maîtres chanteurs.