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sautant de joie, aux cris : « demain c’est la Saint-Jean ! c’est la Saint-Jean ! où l’on ne voit que fleurs et rubans ! » David et Madeleine, qui se risquent un instant dans ce groupe espiègle, essuient au passage ses couplets railleurs. « A la Saint-Jean, tout le monde se marie. Les vieux épousent les fillettes, la vieille fille épouse le jeune garçon. » Bientôt la nuit tombe, tout se disperse, et la rue devient déserte. Hans Sachs[1] ouvre la petite porte de son atelier, allume sa lampe, s’assied sur son escabeau et se remet au travail.

Mais la soirée est trop magique, le calme trop profond, le parfum des lilas trop enivrant, la besogne n’avance pas, et, posant son marteau, il se met à rêver. Le chant de Walther résonne encore à son oreille et l’obsède étrangement. « Je le sens et ne puis le comprendre, je ne puis le retenir ni l’oublier non plus. J’essaie de l’embrasser, et la mesure me manque. Comment embrasserais-je ce qui était infini ? Ces accens me semblaient si connus et pourtant si nouveaux, nouveaux comme un chant d’oiseau pendant le doux mois de mai. » Il cherche, il songe, il cherche encore sans pouvoir trouver, pendant que le hautbois et le cor se renvoient la phrase la plus mélodieuse et la plus pénétrante du chant d’essai de Walther. Par quoi l’a-t-il donc saisi si fortement ? De quelle terre vient-il ? De quel monde débordant de jeunesse et de force ? L’hymne au printemps a profondément retenti dans l’âme naïve du vieux poète ; on dirait qu’il y a réveillé la force créatrice et la fait chanter à son tour, comme le premier cri du rossignol éveille dans les arbres d’alentour mille échos passionnés. La musique qui accompagne ce monologue est d’une magie insinuante ; susurremens

  1. Hans Sachs (né en 1494, mort en 1576), le poète le plus populaire de l’Allemagne au XVIe siècle, fut un des types vigoureux et originaux de cette époque si féconde en caractères bien trempés. Il n’a pas cessé de vivre dans le souvenir du peuple, et l’on montre encore sa maison à Nuremberg. Ce cordonnier avait lu tout ce qu’on pouvait lire de son temps en allemand. Histoire sainte et profane, mythologie grecque et romaine, légende d’Arthur et de Charlemagne, il savait tout. Il comptait au nombre de ses amis Wilibald Pirkheimer, Albert Dürer et Luther, qu’il appelait « le rossignol de Wittemberg. » Rimeur infatigable, conteur jovial et cordial, poète à ses heures, il écrivit une quantité innombrable de farces, de tragédies, de poèmes, de cantiques, qui remplissent plusieurs in-folio. Il excelle dans le récit populaire. Goethe a imité parfois sa manière, et lui a consacré un monument dans la pièce intitulée : Hans Sachsen’s poetische Sendung. Le fils illustre du patricien de Francfort salue comme un de ses ancêtres intellectuels le pauvre et joyeux cordonnier de Nuremberg. Après avoir décrit l’atelier de l’artisan, où la muse, « belle à voir comme une image de notre chère dame, » vient visiter le poète dans un rayon de soleil, il s’écrie : « Comme il vit heureux dans sa douce retraite ! Là-haut, dans les nuages, flotte pour lui une couronne de chêne éternellement jeune et verdissante ; la postérité en ceindra son front. Honneur à lui et honte à tous ceux qui méconnaîtraient leur maître ! » La prédiction de Goethe se réalise de plus en plus. Le drame de M. Richard Wagner est le plus beau monument qu’on ait jamais élevé à la gloire du poète nurembergeois.