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mais il affecte à chacun d’eux des timbres particuliers, et nous donne ainsi la sensation immédiate, intense de leur tempérament, et, si j’ose dire, la vibration intime de leur être. Il y aurait toute une étude à faire sur le développement du caractère de Walther et de Sachs dans la musique, sur la partie si intéressante du magnanime Pogner, de cet amusant Beckmesser et de l’apprenti David, cet étourneau naïf et bon enfant qui a toujours le cœur sur la main. Disons seulement que cette musique agit sur l’âme sans que la réflexion s’en mêle, pourvu que l’on s’abandonne à l’impression. Malgré la longueur évidente de quelques scènes, la mélodie est vive et originale dans le dialogue. Ainsi dans la scène ravissante entre Eva et Sachs, il n’y a ni air, ni chanson, ni récitatif, et pourtant que de mélodies ! Les hautbois, les violons, le saxophone, dessinent une figure gracieuse qui prolonge à travers toute la scène sa molle ondulation d’un rhythme cadencé. Les questions insinuantes d’Eva, les réponses malicieuses du maître, tout ce dialogue caressant et enjoué enroule ses lignes capricieuses autour du dessin instrumental aussi légèrement qu’une branche de chèvrefeuille dans le trèfle d’une ogive. Tout cela est si vif, si nuancé, si précis, qu’on oublie que c’est du chant ; on dirait que c’est parlé, et qu’il est impossible de parler autrement.

L’avenir dira avec plus de sûreté que nous ne saurions le faire quelles sont dans les puissantes créations de M. Richard Wagner les imperfections, les aspérités, inévitables peut-être chez un novateur aussi hardi. Ce qu’on peut affirmer dès aujourd’hui avec une entière certitude, c’est qu’il a fait faire un pas décisif à l’opéra. Son ambition est osée, mais vaillante et généreuse. Poète dans l’âme non moins que musicien passionné, il a rêvé pour l’opéra la noblesse de l’idée, la grandeur des caractères, l’énergie et la vérité de l’expression, l’unité profonde et harmonieuse du poème et de la musique. Continuateur de Gluck, il a revendiqué pour le drame musical, où tous les arts viendraient se donner la main, la beauté humaine, la haute dignité sociale de la tragédie antique. On n’a pas impunément cette foi et ce courage. Lorsqu’on veut introduire un esprit nouveau dans une institution fortement établie, on a contre soi tous ceux qui tiennent de près ou de loin à cette institution. Voilà ce qui est arrivé à Richard Wagner lorsqu’il a prononcé pour la première fois le mot de drame musical. Directeurs, musiciens, acteurs, se sont crus lésés dans leurs droits, menacés dans leurs privilèges, et, s’imaginant que le feu était à la maison, ils ont crié sus à l’incendiaire. Lorsqu’une idée cependant renferme une part de vérité, elle fait son chemin toute seule. L’idée du drame musical n’est pas morte, loin de là. Toujours attaquée, jamais abattue, cent