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fois enterrée pompeusement par les grands-prêtres de la critique allemande, cent fois ressuscitée en plein théâtre devant une foule étonnée, elle s’est imposée peu à peu aux hommes qui veulent franchement et hardiment le progrès. Quant aux œuvres mêmes de Richard Wagner, elfes ont toujours puissamment saisi et profondément remué le public. En Allemagne, le succès s’est affirmé d’année en année. Tannhäuser et Lohengrin sont devenus des types nationaux, et ont inspiré les peintres et les sculpteurs. Les Maîtres chanteurs ont été une victoire chaudement applaudie par le public, timidement contestée par le camp contraire. Après Munich, Vienne, Dresde et Carlsruhe ont donné l’œuvre entière. Qu’on le regrette ou qu’on s’en réjouisse, le drame musical n’est plus seulement une idée en Allemagne, c’est un fait.

Quelle sera la destinée de cette forme nouvelle de l’opéra en France ? Le temps seul tranchera la question. Il est naturel que l’on n’accepte pas d’emblée les choses qui se présentent sous un aspect tout à fait inaccoutumé. Il est dans le caractère français de se défier tout d’abord des œuvres qui viennent de l’étranger et qui rompent résolument avec la tradition. Soyons justes cependant, et surtout soyons clairvoyans. Ne fermons pas les yeux sur ce qui se passe chez nos voisins, lorsqu’une série d’événemens donne à penser qu’il se prépare un mouvement inévitable des esprits dans une direction nouvelle. Or en Allemagne comme en France l’élite des auteurs, de la critique et du public tend instinctivement à sortir de l’ancienne forme de l’opéra. Ce mouvement aboutit logiquement au drame musical. Est-ce à dire qu’en admettant cette forme nouvelle on condamne implicitement les chefs-d’œuvre immortels du passé ? Bien étroit qui. le prétendrait. Comme opéra, on ne fera jamais rien de plus parfait que le Don Juan de Mozart ; mais l’art ne peut rester stationnaire dans son développement, il est infini comme la nature dans les formes qu’il revêt d’âge en âge. Lui poser des limites serait aussi vain que de vouloir restreindre la flore du globe à celle d’une famille. Toute forme nouvelle qui se déploie avec la vigueur et l’unité d’un organisme vivant a sa raison d’être. Le drame musical, inauguré par Gluck, repris et élargi par M. Richard Wagner, est certainement une des formes les plus vivantes et les plus grandioses de l’art.

M. Richard Wagner n’en a pas dit le dernier mot ; ce qu’il faut reconnaître, c’est son puissant effort vers cet idéal. Le premier il en a deviné tous les principes, le premier il les a appliqués d’intuition avec une persévérance et un courage qui feront sa gloire. Imiter servilement son système et ses procédés serait absurde. Tout grand artiste se crée son système ; disons mieux, il l’apporte tout fait dans