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où Gwynplaine retrouve Déa mourante et se jette à la mer pour ne pas lui survivre, contiennent tout ce que le roman a de plus pathétique, tout ce qui laisse dans le cœur une impression profonde ; mais pour y arriver il en faut traverser plus de trois cents qui manquent trop de vérité ainsi que d’intérêt. Cette part considérable faite à la fantaisie et aux conceptions étranges se divise en deux moitiés, la tentation de Gwynplaine par Josiane et son discours à la chambre des lords, M. Victor Hugo a voulu faire de Josiane un composé gigantesque de tous les charmes et de toutes les corruptions, une créature vertueuse qui a tous les vices, une immaculée qui ne reconnaît aucun frein. Hercule étouffait les serpens dès le berceau ; cette titane, puisque l’auteur lui donne ce nom, est autrement faite. Elle a méprisé tous les hommes et s’est réservée à un monstre, à un prodige de laideur et d’abjection. Cette nouvelle antithèse morale est la dernière qui manquait à M. Victor Hugo, — conséquence finale, à notre avis, d’un système qui mêle le bien et le mal, et doit aboutir à un scepticisme absolu. Josiane ne laisse pas à son horrible amant le soin de deviner, ni au lecteur le mérite d’apercevoir sa perversité. Elle l’étale en des discours qui sont impossibles dans une telle situation. Cette vierge éhontée jouit de son audace dans l’impudence, comme le Clubin des Travailleurs de la mer jouissait de son cynisme dans le vol. Même à-propos, même vraisemblance dans l’étalage de leur double méchanceté. Je demande quelle peut être l’attitude de Gwynplaine durant cette effusion d’infernale éloquence ; l’auteur lui refuse jusqu’au courage de laisser son manteau entre les mains de cette tentatrice rebutante. C’est elle qui le repousse, quand un billet venu par le guichet dont nous avons parlé lui apprend que la reine Anne lui destine le nouveau lord, l’ancien bateleur, pour époux. Cela est logique et bien trouvé ; mais nous plaignons Gwynplaine et surtout Déa, à qui il ne reste que ce dont Josiane ne veut plus.

Le discours de Gwynplaine dans la chambre des lords paraîtra confus à tous ceux qui veulent se rendre compte de ce qu’ils lisent. Ce discours devrait être tel que, s’il sortait d’une bouche qui ne fût pas la grimace éternelle du rire, au lieu d’être accueilli par les huées d’une assemblée politique, il s’imposât par la vérité à sa conscience, et par l’éloquence à son admiration. Qui tenterait de soutenir qu’il en est ainsi dans les pages de M. Victor Hugo ? Nous pensons que l’auteur a voulu figurer dans Gwynplaine un orateur révolutionnaire, et nous aurions mauvaise grâce à prétendre qu’il y a médiocrement réussi Cependant, si nous étions animé d’un peu de passion socialiste, nous serions loin de nous tenir pour content. Il nous plairait médiocrement que les idées qui nous seraient chères fussent représentées par un Gwynplaine. Le lord qui était hier