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une Anglaise très distinguée, la sœur de lord Chatam, Mlle Anne Pitt, qui vient de temps en temps à Paris, qui écrit en français des lettres charmantes, et qui paraît aimer passionnément Mme de Rochefort. On y voit même figurer un instant Diderot, amené, je crois, par Duclos, et dont la conversation jette le marquis de Mirabeau dans une espèce d’ahurissement. « Quelle diable de tête et de langue ! écrit-il. Je me trompe fort, ou je crois l’avoir vu parmi ceux qui tenaient le haut du temple et faisaient des sorties sur le peuple lors du dernier siège de Jérusalem. Avec tout cela, j’ai une sorte de sympathie pour lui… Je croirais cet homme un excellent outil d’héroïsme, en l’empoignant par le manche de la vanité ; mais, hors de là, tissu d’extravagances et Mazaniello tout craché. » On y voit aussi Gatti, médecin italien très original, fort à la mode en ce temps-là, et qu’on retrouve dans presque toutes les correspondances célèbres du XVIIIe siècle. Enfin, à côté d’un certain nombre d’habitans du Luxembourg moins notables, on y rencontre des abbés et des évêques mêlés souvent à des chanteurs et à des cantatrices du Théâtre-Italien, car la mélomanie du duc de Nivernois introduisait un bon nombre d’artistes chez Mme de Rochefort.

Du reste, pour donner une idée de l’agrément et aussi de la composition parfois un peu disparate de ces réunions, nous ne pouvons mieux faire que de recourir à un document qu’on ne va guère chercher dans les œuvres posthumes du duc de Nivernois. Il s’agit d’une fête donnée à Mme de Rochefort le 5 octobre 1773. La fête s’ouvre par la lecture d’une très jolie lettre de Mlle Pitt, présentée à Mme de Rochefort par une cantatrice italienne, Mme Billioni, habillée en homme sous le nom du signor Tenducci, virtuose qui brille en Angleterre, et qui est supposé venir tout exprès de Londres pour chanter un air en l’honneur de la dame du Luxembourg. Quand l’air a été chanté, on passe dans une salle où se trouve dressé un théâtre sur lequel les acteurs de la Comédie-Italienne, Clairval, Laruette et sa femme, jouent un proverbe mêlé d’ariettes composé par le duc de Nivernois, et où lui-même remplit le rôle du peintre aveugle. L’idée de ce proverbe est très ingénieuse. L’auteur suppose un peintre qui, devenu aveugle, fait des portraits fort ressemblans d’après la description détaillée qu’on lui donne du caractère et des qualités de la personne qu’il s’agit de peindre. Un lord anglais, un baron allemand et une dame française viennent successivement commander à ce peintre un portrait de femme, et chacun d’eux chante des couplets où les mêmes qualités sont