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philosophique ou littéraire, c’est pour cela que M. Lehmann a donné à cette image de la loi des dehors presque énigmatiques. En visant moins à se faire comprendre, il eût été plus facilement compris. En se défiant moins des autres et de lui-même, il eût plus sûrement aussi évité la tension dans le style et mieux utilisé ses belles qualités de dessinateur et de coloriste. Je n’en veux pour preuve que le groupe de la Faiblesse et de l’Innocence, figurées, celle-ci par un enfant endormi, celle-là par une jeune femme agenouillée sous le glaive protecteur de la Loi : groupe charmant dans lequel la grâce du sentiment et l’aisance du pinceau se manifestent sans équivoque d’un bout à l’autre, spécimen excellent de ce que peut le peintre quand il consent à subir son émotion de préférence aux exigences de son esprit critique et à ne raisonner ses efforts que dans la mesure qui convient. Faut-il un autre exemple, et un exemple plus concluant encore ? Nous choisirons parmi les quatre compartimens accompagnant le sujet central celui qui nous montre la Vindicte publique poursuivant le Crime, parce qu’ici ce n’est plus à un fragment d’élite, c’est à l’ensemble même d’un tableau que M. Lehmann a su imprimer ce cachet de liberté savante dans la manière et de puissante sérénité dans l’expression.

La Vindicte, telle qu’il l’a représentée, est une jeune et robuste femme à la physionomie plutôt sévère qu’irritée, au geste énergique sans violence, une Némésis, si l’on veut, mais une Némésis au-dessus des passions personnelles et de la haine, et n’accomplissant sa terrible fonction que pour défendre et servir la cause de tous. Sûre, dans le tout-puissant élan de son vol, d’atteindre le criminel que ses regards ont déjà saisi, elle dirige vers lui un bras qui pressent sa proie, tandis que l’autre bras agite une épée, moins pour frapper que pour décourager au besoin toute velléité de résistance. Il y a dans le jet de cette belle figure, comme dans l’attitude du coupable qui fuit inutilement devant elle, une vigueur, une franchise de sentiment et d’invention dont on rencontrerait difficilement des témoignages plus remarquables parmi les œuvres contemporaines, y compris celles de M. Lehmann lui-même. Nous ne croyons pas en tout cas qu’au point de vue de l’exécution proprement dite M. Lehmann ait jamais mieux prouvé l’élévation de son goût et la solidité de sa science. La ferme simplicité avec laquelle la tête, la poitrine et les autres parties nues sont modelées et coloriées, l’harmonie si imprévue et si difficile à établir entre le rouge éclatant de la draperie et le bleu intense qui sert de fond, tout, — jusqu’au ton équivoque, sournois pour ainsi dire, du manteau dont le voleur enveloppe son corps courbé par la fuite et par le poids des objets dérobés, — tout concourt à l’éloquence de l’aspect et en