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L’AVENTURE DE LADISLAS BOLSKI.


était un simple particulier. Il est vrai qu’il est empereur. Après tout, ce n’est pas sa faute.

Je ne dis pas un mot, je ne fis pas un geste, — Oh ! je respecte toutes les convictions, reprit-elle. Il n’y a rien de plus beau qu’une conviction, fût-elle absurde ; mais à votre âge,... car vous êtes très jeune, n’est-ce pas ? Bon Dieu ! les jeunes gens prennent souvent pour des principes les déraisons du point d’honneur. Si vous acceptez, qui oserait se permettre de suspecter votre courage ? Deux fois en deux mois vous vous êtes trouvé face à face avec la mort, et c’est elle qui n’a pas voulu de vous... Oui, certes, vous avez fait vos preuves, et vous les referez quand il vous plaira. Les occasions ne font jamais défaut à un homme de cœur... J’ai plus d’expérience de la vie que vous. Quel est donc votre âge ?... Vous ne voulez pas me le dire ? J’aurai bientôt vingt-huit ans, moi. Eh bien ! je vous assure qu’à vingt-huit ans vous serez de mon avis. C’est une question d’années que la vérité. On apprend à se défier de ses scrupules. S’il en faut, il n’en faut pas trop. J’ai découvert, moi qui suis votre aînée, que les fausses pudeurs, la fausse dignité, le faux honneur, sont les plus grands obstacles au peu de bien que nous pouvons faire ici-bas. L’essentiel est de se rendre utile aux autres, aux idées et aux gens qu’on aime ; mais pour cela il ne faut pas s’en aller en Sibérie... Oh ! c’est si loin ! c’est si froid ! C’est la solitude, le silence, la nuit, c’est la mort avant la mort... Ne me parlerez-vous pas ? Faudra-t-iî donc que je parle sans avoir entendu le son de votre voix ?... Répondez-moi : n’aimez-vous personne ? C’est impossible. Il y a sûrement dans ce monde quelqu’un qui vous est cher, qui mourrait peut-être s’il vous savait à jamais séparé de lui. Croyez-moi, pensez un peu moins à vos scrupules, un peu plus à ce quelqu’un... Une grande actrice du siècle passé avait l’habitude en entrant en scène de chercher des yeux dans la salle un connaisseur, un seul, et c’était pour lui qu’elle jouait... Oh ! le bon exemple ! et qu’il mérite d’être suivi ! Ne vous occupez pas de la galerie. Que vous importe l’opinion des sots et des badauds ? Il est des heures troubles où la conscience se brouille, s’effare, balbutie. Alors il faut se servir de la conscience d’autrui. Pensez, vous dis-je, à ce quelqu’un que vous aimez et qui vous aime. Je suis sûre qu’il vous parlerait comme moi, qu’il vous dirait : Garde-toi de sacrifier ton avenir, toute ton existence à un emportement de désespoir ou aux subtiles vanités du point d’honneur... Nous autres femmes, nous sommes de bons juges en ces questions : nous nous y connaissons naturellement. Nous savons si une couleur tranche sur une autre, et nous savons aussi si une action fait tache dans une vie. Ce que femme dit, Dieu le veut.

Elle s’était encore rapprochée de moi. Je tenais les yeux baissés,