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explication est ingénieuse ; mais elle ne remédie à rien, car l’homme pouvait user de sa liberté pour le bien comme pour le mal, et il aurait eu également conscience de sa liberté dans les deux cas. Pourquoi s’est-il cru plus libre en faisant le mal ? C’est ce qu’il faut expliquer. On ne le peut qu’en supposant déjà une tendance vers le mal ; mais, s’il y avait une tendance innée vers le mal dans le premier homme, pourquoi pas dans le second, dans le troisième, et ainsi de suite ? Alors le péché inné rend inutile l’hypothèse du péché transmis.

Ainsi la doctrine de la chute, présentée comme une solution au mystère de notre destinée, n’explique rien, absolument rien. Bien plus, elle multiplie les objections, et devient elle-même un problème beaucoup plus obscur que le problème primitif ; c’est un abîme où toute idée de justice et de responsabilité va s’engloutir. M. Guizot établit fortement que toute responsabilité suppose la liberté, et aussitôt après il se demande si la responsabilité ne peut pas être héréditaire. Est-ce que ces deux propositions ne sont pas contradictoires ? Si la responsabilité dépend de la liberté, comment puis-je être responsable d’une action que non-seulement je n’ai pas faite librement, mais que je n’ai pas même faite du tout ?

Comment l’aurais-je fait, si je n’étais pas né ?


A moins d’admettre ou la préexistence des âmes ou une sorte de panthéisme humanitaire, comment comprendre cette expression théologique que tops les hommes ont péché en Adam ? Si je puis être responsable d’un péché qui m’est transmis par une action à laquelle je ne puis avoir volontairement contribué, car je n’ai pas contribué à ma naissance, pourquoi ne serais-je pas responsable, selon les idées des matérialistes, des fatalités de mon cerveau et des impulsions maladives de mon organisation ? C’est de part et d’autre remplacer la responsabilité morale par la responsabilité physique ; c’est de part et d’autre le règne de la fatalité.

Ce qui fait que tant d’esprits, sans aucune prévention hostile contre le christianisme, et même animés pour cette grande religion de cet amour respectueux que l’on a pour la foi de sa famille et la foi de son enfance, résistent cependant et résistent invinciblement au dogme chrétien, c’est qu’ils croient avoir dans leur âme une idée de justice supérieure à celle qu’on leur propose. Une morale qui rend les enfans responsables des fautes de leur père est une morale que l’on peut proprement appeler barbare ; une théologie qui encore aujourd’hui considère les Juifs comme responsables du péché de leurs ancêtres, une théologie qui enseigne un Dieu poursuivant les enfans jusqu’à la troisième et la quatrième