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et le caractère ? Nous pouvons dire de Rembrandt ce que nous avons dit de Ruysdaël. Ruysdaël non plus n’a pas inventé une nature morose et mélancolique de fantaisie ; cette nature existe en toute réalité, et cependant aucun des artistes qui l’entouraient ne l’avait aperçue, et tous n’avaient reproduit à l’envi que le caractère le plus banal du paysage hollandais, sa fraîche gentillesse et sa douce gaîté. La sorcellerie de la lumière hollandaise existait avant Rembrandt, et cependant tous les peintres avant lui n’ont réellement bien compris qu’un seul de ses phénomènes, cette vigueur mate des couleurs qui est due à un ciel d’ordinaire voilé. Ce qu’il y a eu de véritable science de la lumière chez les Hollandais, depuis les effets de chandelle de Gérard Dow jusqu’à l’aimable clair-obscur de van Ostade, dérive de lui. Rembrandt et Ruysdaël ont exprimé à eux deux la Hollande tout entière dans son âme la plus cachée. A eux deux, ils ont surpris tout ce qui vaut la peine d’être vu et compris dans ce pays. L’un a surpris et révélé les secrets de sagesse, de mélancolie résignée, la philosophie du paysage hollandais ; l’autre a surpris et révélé les secrets de magie, la poésie de la lumière hollandaise. Si jamais la Hollande, éternellement menacée, disparaissait sous les flots, tant qu’il resterait un Ruysdaël et un Rembrandt, les hommes sauraient encore quelle fut l’originalité de cette nature évanouie.

Cette lumière de Rembrandt, à la fois riche et avare, brusque et insinuante, qui tantôt fait irruption et tantôt se faufile, est en harmonie merveilleuse avec les sentimens qu’il a exprimés et le monde qu’il a peint. Elle éclaire un monde humble, pauvre, dont les âmes comme les corps sont plongées dans l’ombre. Cependant un seul rayon suffit, là où il tombe, pour pénétrer toutes les parties de l’obscurité et faire apparaître ce qu’elle cachait. Rien ne peut échapper à l’atteinte de ce rayon en apparence si faible ; ici il éclaire directement la scène, ailleurs il l’atteint par lumière reflétée, plus loin il fait les ombres transparentes et rend visibles les ténèbres et ceux qui les habitent. C’est le plus merveilleux symbole de lumière évangélique que l’on ait jamais conçu. Lueurs des Pèlerins d’Emmaüs, splendeur de l’ange qui vient de quitter le vieux Tobie, lumière du Bon Samaritain, étoile de l’Adoration des mages, rayon de la Présentation au temple, comme votre éclat est faible en apparence, comme il est puissant en réalité ! Pareilles aux clartés morales que vous figurez, comme elles vous êtes douces, et comme elles de portée infinie. Ce rayon de la Présentation au temple, qui du sommet du temple tombe sur le groupe central, suffit pour éclairer le vaste édifice jusque dans ses recoins les plus obscurs et pour rendre visibles à une incroyable distance les moindres spectateurs de cette