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indique la présence d’une âme divine cachée derrière cette guenille charnelle, transfigure cette laideur et la préserve de toute vulgarité. Ce qu’il y a de divinité dans les christs de Rembrandt est marqué par un caractère fort subtil, le contraste entre l’âme et l’enveloppe qu’elle accepte. L’enveloppe est celle d’un homme du peuple, l’âme qui transperce au travers est une âme hors de toute condition, grande, triste, sérieuse, portant un signe de solitude ; mais cette âme est expansive en vertu même de sa loi, et communiquera forcément sa lumière à ceux qui l’approchent. Ce sentiment démocratique s’exprime encore plus fortement, s’il est possible, chez Rembrandt par le choix de ses sujets que par la manière dont il les traite. Les sujets qu’il emprunte à l’Ancien-Testament, lequel n’est pas marqué comme le nouveau d’un cachet uniformément populaire et où la variété du choix est plus grande, sont extrêmement caractéristiques. C’est l’histoire de Samson, type d’homme du peuple dans toute la force de l’expression, puissant portefaix devant le Seigneur ; c’est l’histoire de Suzanne, jeune femme faussement accusée par deux vieillards scélérats ; c’est surtout l’histoire de Tobie, qui semble avoir été particulièrement chère au peintre, prédilection d’autant plus remarquable que le livre de Tobie, ainsi qu’on l’a fait judicieusement observer, est au nombre de ceux que les protestans rejettent comme apocryphes. Cette proscription de l’orthodoxie protestante n’a pu cacher à Rembrandt la portée démocratique de cette belle histoire. Théologiquement en effet, l’histoire de Tobie n’est rien moins que protestante, car c’est par le mérite de ses œuvres encore plus que par sa foi que le vieux Tobie a mérité la faveur de la protection divine. Il ensevelissait les morts et pratiquait la charité, et c’est pourquoi dans son malheur Dieu ne l’abandonna pas aux ténèbres, mais envoya un ange pour le rendre à la lumière. C’est l’histoire d’une famille pauvre bénie de Dieu pour ses vertus, et dont la cabane, malgré son dénûment, a reçu des hôtes plus glorieux qu’aucun palais princier. Protestante ou non, apocryphe ou non, cette histoire est singulièrement populaire, car elle enseigne mieux qu’aucune autre dans la Bible l’impartialité divine, et raconte exactement la même merveille que Rembrandt s’est plu à représenter presque uniquement, les visites de Dieu aux petits et les splendeurs dont ses apparitions décorent leurs humbles demeures.

C’est qu’en effet Rembrandt, bien qu’il ait eu la gloire de donner l’expression la plus profonde du sentiment moral engendré par le protestantisme, n’est protestant néanmoins qu’autant que cette forme du christianisme s’accorde avec la démocratie. Il semble avoir deviné en un certain sens quelques-unes des conséquences