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les jours sans les soupçonner, fréquentent les théâtres, les stations d’eaux, sont empressés, insinuans et polis ; ils se nomment les faiseurs. Ceux-là n’enlèvent pas la montre des passans et ne cassent pas les boutiques fermées ; non, ils laissent ces actions compromettantes au menu fretin de l’espèce ; ils sont gens de bonnes façons et opèrent avec moins de brutalité. Ils vivent dans les quartiers du gros commerce, et ils y ont quelque part, à l’entre-sol, un bureau muni de registres, de grillages, sur lequel le mot caisse est écrit en grosses lettres. Ils sont fort enclins à faire des annonces à la quatrième page des journaux pour appeler les capitaux et promettre des bénéfices sans pareils. Les dupes arrivent, se laissent prendre à l’appât, sont ruinées, et se contentent de geindre en disant : J’ai fait de fausses spéculations. Les faiseurs excellent à acheter à terme et à vendre au comptant, et lorsqu’on vient pour toucher le montant du billet qu’ils ont souscrit, on trouve que l’appartement est à louer et que le locataire est parti sans laisser sa nouvelle adresse. Ils essaient de tout : bourse, banque, négoce, commandite, journalisme, fournitures, toujours avec mauvaise foi, toujours avec l’intention préconçue de tromper qui les aborde ; ils n’hésitent même pas, ainsi qu’on l’a vu dans un procès resté célèbre, à revêtir l’uniforme de général et à se donner pour aide-de-camp du ministre de la guerre. Lorsqu’ils ont besoin de valeurs représentatives, ils fabriquent des billets à ordre et les font endosser par des gens dont c’est à peu près l’unique métier, et qu’on paie, selon l’importance de l’effet, depuis 20 centimes jusqu’à 5 francs par signature. Ces sales tripotages se font presque publiquement, tous les jours, sous nos yeux, et deux vastes cafés situés à proximité des quartiers les plus riches vivent d’une clientèle presque exclusivement composée de ces coquins. Quelques-uns sont devenus millionnaires ; mais la plupart, louvoyant sans cesse entre la police correctionnelle et la cour d’assises, finissent par tomber dans l’une ou dans l’autre, et s’en vont méditer au milieu du silence des maisons centrales sur les montres en racines de buis, sur les assurances mutuelles contre le choléra qu’ils avaient inventées. Le type de ces hommes est bien connu depuis que Daumier les a symbolisés dans sa création de Robert-Macaire. Ils sont aujourd’hui plus nombreux que jamais.

Le fameux Vidocq estime que de son temps ils levaient un impôt de 70 millions sur la bourse des Parisiens. Qu’est-ce donc à cette heure que les affaires ont pris une extension si considérable ? Il faut dire que les victimes sont peu à plaindre ; c’est tout bénéfice en faveur de la morale lorsqu’on est trompé, volé, dépouillé, pour avoir cherché des gains excessifs. Les faiseurs, escrocs, filous,