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une salle qui n’est pas fort grande et où d’honnêtes rentiers lisent les journaux en buvant leur gloria ; mais, si l’on pousse les portes du fond, on se trouve dans une immense salle contenant seize billards et éclairée par plus de cent cinquante becs de gaz. Le long des murs, décorés de paysages, ornés de glaces et souvent percés de portes protectrices, grouille une fourmilière humaine ; blouses, redingotes, vestes, habits, chapeaux, casquettes, se mêlent dans une inquiétante fraternité. À chaque table, on boit et on joue ; des femmes parfois très jeunes et jolies sont mêlées à cette foule ; il monte au-dessus des groupes un murmure de voix basses et contenues, comme si chacun avait peur d’être entendu de son voisin. C’est là le rendez-vous des carreurs, des caroubleurs, des voleurs à l’américaine et de bien d’autres qui, n’ayant pas une spécialité définie, profitent de toutes les occasions que le hasard met sur leur route.

Le pâté de maisons compris entre le boulevard Saint-Germain et le quai de Montebello contient encore quelques curieux spécimens des vieux tapis-francs d’autrefois. Dans une ruelle, à côté de la boutique dégoûtante d’un tripier, en face d’un marchand de vieux habits dont les défroques balancées par le vent traînent jusque dans le ruisseau, s’ouvre une porte basse et vitrée qui donne entrée dans un couloir étroit, pavé, resserré entre un comptoir d’étain grisâtre et une rangée de tonneaux. Au fond, une petite salle carrée, grise de poussière et exhalant une insupportable odeur de lie de vin, abrite quelques buveurs assis, ou plutôt écroulés sur des tabourets dépaillés. Accotés contre les murailles, couchés par terre, vautrés sur des bancs graisseux, des hommes dorment alourdis par la dure ivresse de l’absinthe ; des femmes dépenaillées, dont la laideur et la flétrissure rappellent les sorcières de Macbeth, ont, dans leur voix cassée, enrouée, éraillée par l’alcool, des inflexions encore caressantes pour demander à boire. Si ce n’est l’enfer, c’en est le vestibule, et cependant ce bouge terne et suintant le vice est moins repoussant qu’un vaste cabaret situé non loin de là qui porte un nom terrible : la Guillotine, et qui se trouve établi sur l’emplacement où Sainte-Croix, l’amant de la Brinvilliers, avait son laboratoire secret. On y monte par un perron ; trois vastes chambres garnies de bancs et de tables de bois sont pleines de buveurs pressés les uns contre les autres ; quelques-uns ont apporté de la charcuterie, du pain, et mangent avidement, silencieusement, dans leur coin, comme des loups affamés. C’est là que viennent les pires espèces du genre voleur ; quelques chiffonniers rôdent parmi eux, et les femmes leur parlent avec une soumission dont l’expression est souvent navrante. Lorsque j’y suis entré un soir, vers