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pas maintenue parce que, mais quoique. Encore est-il essentiel de rappeler à tous qu’elle est simplement relative : nous régnons en Europe comme un borgne chez les aveugles ; mais il fut un temps où nous avions nos deux yeux.


II

L’œuvre capitale de l’exposition de sculpture et de tout le Salon est une figure de marbre que M. Perraud désigne au livret par le mot : Désespoir. M. Perraud, qui obtenait le grand prix de Rome en 1847, il y a vingt-deux ans, est membre de l’Institut depuis 1865. Il a beaucoup travaillé dans tous les genres, car il faut vivre, mais son œuvre, à proprement parler, se compose aujourd’hui de trois marbres qui ont leur place marquée au Louvre : un Adam, un groupe intitulé Éducation de Bacchus, et ce poète assis sur une plage qui personnifie le Désespoir. L’Adam, si j’ai bonne mémoire, était un dernier envoi ; il étonna les critiques par un débordement de vigueur qui n’excluait nullement la science ; on se demanda si Rome ne nous renvoyait pas un Puget civilisé à l’école de Michel-Ange. L’Éducation de Bacchus, qui représente un faune et un enfant, nous fit connaître une autre face du même homme, un talent fin, serré, nerveux, concis, l’élégance et la sobriété de la forée. On parla de tout à propos de cette nouvelle œuvre ; elle rappelait aux uns David d’Angers, aux autres les grandes pièces de l’art antique. La statue qui nous est offerte aujourd’hui signale une troisième évolution : M. Perraud s’est transporté d’un seul bond jusqu’à cette région de la beauté calme, sereine, auguste, où Virgile et Racine sont rois. Il faudrait remonter au-delà des beaux temps de la renaissance pour trouver les aïeux de ce poète qui pleure au bord de la mer. Les anciens Grecs, nos maîtres invincibles, réclameraient la forme pleine, chaste et noble de ce corps qui représente la virilité épanouie dans sa fleur ; peut-être seraient-ils déroutés un moment par l’expression toute moderne du visage : la mélancolie est à nous ; si les hommes ont beaucoup désappris en vingt siècles, ils ont inventé des douleurs inconnues aux citoyens d’Athènes. M. Perraud nous doit encore une figure de femme pour fermer le cycle qu’il a si glorieusement tracé, après quoi il pourra décorer des églises, faire le buste de ses amis, ou se croiser les bras, si bon lui semble ; son œuvre sera plein, sa carrière parcourue ; il laissera un monument complet.

Et maintenant baissons d’un ton. La statue équestre de François Ier, par M. Cavelier, est d’une bonne allure ; elle sent sa renaissance de deux lieues. On dirait même que l’auteur a pris jusqu’aux