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paroles : les cartons qu’il a composés et exécutés pour l’ornement du Panthéon sont une œuvre. Malheureusement pour lui et pour nous, une erreur plané sur sa carrière ; il a fait fausse route dès son premier pas, et comme il a de bonnes jambes, comme il a toujours marché droit, plus il va devant lui, plus il s’éloigne du but. Ary Scheffer a gâché un beau talent de second ordre en s’escrimant à peindre la poésie ; M. Chenavard s’est persuadé que la philosophie pouvait se peindre. La faute en est peut-être à la nature, qui avait entassé dans le même cerveau la passion des grandes vérités et le sentiment des belles formes. Le philosophe, l’historien, le politique, le rêveur du progrès social a pris le peintre à son service, et l’a débauché sans songer à mal.

C’est une noble ambition que de vouloir instruire et moraliser l’homme par les yeux, et M. Chenavard ne se trompait pas de tout en croyant que tel est le but de la peinture. Les belles formes et les belles couleurs qui éclosent sous le pinceau d’un maître développent un sens nouveau, supérieur, excellent, chez ceux qui ont appris à les bien voir ; l’admiration nous élève au-dessus de nous-mêmes, il y a des jouissances désintéressées qui nous rendent meilleurs et plus dignes du nom d’hommes. Le choix des sujets est la chose la plus indifférente du monde ; une Vénus du Corrège ou de Titien produira chez les regardans le même effet d’exaltation intellectuelle et de perfectionnement moral que la Vierge à la Chaise. Chaque art a son domaine, son langage, ses moyens d’action. Voulez-vous nous toucher par le raisonnement, écrivez une bonne prose ; par l’histoire, contez en prose ; par le sentiment, essayez des vers : peut-être ne nuiront-ils pas à l’effet, s’ils sont bons. La peinture s’adresse aux yeux ; elle s’exprime par des formes et des couleurs ; si elle atteint le genre de perfection qui lui est propre, personne ne lui demandera rien de plus ; le genre humain se trouvera très suffisamment enseigné et moralisé. L’histoire de France découpée en tableaux et la philosophie de Descartes traduite en allégories ne vaudront jamais un volume bien pensé et nettement écrit, et, quel que soit le génie que vous dépenserez à ces tours de force, on ne vous en saura pas plus de gré que si vous aviez peint Daphnis et Chloé lavant leurs pieds dans la fontaine.

J’insiste énergiquement sur ce point, et je ne plaindrai pas mon encre, si j’arrive à convaincre un seul de nos contemporains que les pensées sont faites pour être parlées ou écrites, les sentimens et les sensations pour être mis en vers et en musique, les formes et les couleurs pour être peintes. Les arts plastiques appliqués à la philosophie se fourvoient comme la musique lorsqu’elle se donne la tâche d’exprimer par des sons le vert, le rouge et le bleu. Les