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le chevalet, où on le fustigea cruellement. Les inquisiteurs attendaient qu’il sortît de sa bouche quelque parole imprudente dont le juge profiterait ; mais ils attendirent vainement, l’enfant ne laissa échapper que cette déclaration : « je ne sais rien de ce que vous me demandez. » On recourut alors aux grands moyens : les lanières garnies de plomb ne suffisant pas pour le faire parler au gré du juge, on lui laboura les côtes avec des ongles d’acier, on lui déchira le front jusqu’à lui arracher les sourcils ; les chairs des côtes ayant été mises à nu, on en approcha des torches enflammées, mais Eutropius se taisait ; quand on le détacha du chevalet, il était mort. Il fallait maintenant l’enterrer, car on ne pouvait reporter à la prison un cadavre, et, comme on n’avait sous la main aucun prêtre joannite (ils étaient tous dispersés ou cachés), les clercs d’Acacius, assesseurs de la torture, se virent contraints d’ensevelir eux-mêmes leur victime et de la conduire au cimetière pendant la nuit. Les joannites racontèrent qu’au moment où ces mains infidèles déposaient le jeune lecteur dans la fosse, le ciel s’ouvrit, et qu’on entendit le chœur des anges entonner l’hymne de bienvenue pour celui à qui manquaient les prières des morts et le dernier adieu de ses frères.

Un autre des clercs de Chrysostome, mais plus important qu’Eutropius, l’ancien diacre Tigris ou Tigrius, aujourd’hui prêtre, se trouvait aussi sous la main des geôliers. Ce personnage a déjà joué un rôle dans la première partie de ces récits ; je résumerai en peu de mots ce qu’il était et ce qui lui advint dans la circonstance présente. Barbare d’origine et né vraisemblablement sur les bords du fleuve dont il portait le nom, Tigrius avait passé son enfance dans l’esclavage, où son intelligence, sa bonne conduite et un rare dévoûment à son maître lui valurent de bonne heure la liberté. Devenu libre, il se fit chrétien, entra dans les ordres, et Chrysostome l’attacha à son église. Ce fut pour l’ancien esclave le comble des honneurs, et son évêque fut pour lui dès lors un second maître auquel il se dévoua, comme il s’était dévoué au premier. Il ne vit plus au monde que Chrysostome ; tout ami de l’archevêque devint son ami, tout adversaire son ennemi. Placé près d’un homme qu’entraînait trop fréquemment une humeur irascible et impérieuse, Tigrius, loin de chercher à le calmer, l’excitait dans ses colères les plus imprudentes, et on peut lui reprocher avec justice d’avoir été un des mauvais génies du maître qu’il idolâtrait et pour lequel il eût donné mille fois sa vie. Il fut même signalé au concile du Chêne comme un de ceux qui avaient le plus participé aux troubles de l’église de Constantinople ; aussi ne l’oublia-t-on point lorsque, après l’embrasement de Sainte-Sophie, des enquêtes se dirigèrent