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travers les frontières, d’autant plus unis qu’ailleurs on serait plus divisé, devenant les arbitres des événemens et signifiant à l’esprit de conquête un congé définitif ! Voilà les thèmes favoris des agens de l’Association internationale, et le comité de Londres les développait dans ses correspondances, ou les fortifiait par des congrès tumultueux ; comme témoignages positifs, l’association y ajoutait de temps à autre, et sur des terrains choisis, l’envoi de subsides pour l’entretien des grèves qu’entourait une certaine notoriété.

Il n’y a plus à réfuter ces déclamations et encore moins cette théorie, qui aboutirait à l’accaparement et au règlement discrétionnaire du prix du travail. Le salaire, sur un marché libre, résulte d’un contrat bilatéral qui ne se renouvellerait pas si l’une des parties était complètement à la merci de l’autre, et qui, rendu onéreux à quelque titre que ce soit, s’amoindrit d’autant, comme un morceau de glace fond dans les mains qui le pressent. Ce sont là des vérités élémentaires, et les inspirateurs de l’Association internationale étaient trop habiles pour l’ignorer. Aussi leur langage n’était-il qu’un leurre imaginé pour couvrir des embarras de situation. En réalité, cet appel aux ouvriers du continent avait alors pour les ouvriers anglais en train de se coaliser le caractère d’une mesure de salut. La première fièvre des unions de métiers (trade’s unions) avait multiplié partout des grèves qui, conduites à l’aventure, épuisaient les réserves des ménages et mettaient les caisses communes à sec. Dans bien des cas, il avait fallu désarmer et se rendre à merci. Parmi les moyens de défense employés par les patrons, il en était un plus particulièrement désagréable aux hommes qui menaient cette guerre d’embûches : c’était l’introduction dans les îles anglaises de recrues sur lesquelles ils n’avaient pas dû compter. Ces recrues étaient le produit d’un actif embauchage exercé sur les ouvriers du continent, principalement aux lieux où la main-d’œuvre était le plus médiocrement payée. Une prime d’engagement, des indemnités de voyage, un salaire raisonnable en perspective, donnaient amplement cours à ces expatriations, familières à l’Allemagne et à la Suisse ; les convois se succédaient, et devant ces invasions d’étrangers les grèves étaient frappées d’impuissance. A quoi servaient les vides opérés dans les cadres d’ouvriers, souvent au prix d’un exode, si par des moyens irrésistibles ces cadres se remplissaient de nouveau ?

C’était une rude épreuve pour les chefs des unions anglaises et en même temps une grave responsabilité. Ils avaient charge d’âmes et en cas d’échec de grandes misères à prévoir ; mais qu’y faire ? Décourager les intrus par des rixes, des guet-apens et des violences ? On l’essaya en pure perte ; les nouveaux débarqués étaient