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gens à se défendre, et d’ailleurs un tel accueil fait à des hommes inoffensifs était indigne d’une nation civilisée. On avisa donc à d’autres moyens, et c’est ainsi que naquit le projet de faire la police de l’émigration sur le continent même en l’y étouffant en germe, au lieu d’avoir à l’affronter une fois née. Rester investies du marché de la main-d’œuvre, en écarter les parasites, voilà ce qu’ont voulu les unions anglaises, et ce qu’elles sont en voie d’obtenir par des stratagèmes qui ne sont pas tous édifîans. Si elles ont rencontré quelques obstacles dans leurs desseins, c’est de la part des hommes qui tiennent avant tout à être maîtres chez eux et à voir clair dans les nouveautés où on les pousse. Parmi les ouvriers, elles n’ont eu que des complices, et on peut dire aussi des dupes. De quelque façon que ces entreprises se dénouent, le calcul aura été profitable à ceux qui l’ont fait. Ils ont jeté dans des industries rivales un trouble profond et un esprit de chicane chez les auxiliaires qui les desservent. A des ouvriers qui s’étaient jusque-là contentés du rôle de gagne-petit, ils ont donné le goût des gros salaires et des grèves. Le pli est pris, il restera, et à la rigueur ce succès peut suffire à l’ambition des unions anglaises.

Reste à savoir comment les industries du continent se trouveront d’un régime ou les termes mêmes de leur existence seront incessamment discutés. Entre ces industries et les industries d’outre-Manche, les distances sont encore bien grandes pour les tarifs de la main-d’œuvre. Pendant que le fileur ou le tisseur de coton et de laine gagne à Manchester de 25 à 28 shillings (31 fr. 25 cent, à 35 fr.) par semaine, l’ouvrier de Thurgovie, de Saint-Gall, de Glaris, n’a que 10 ou 12 fr. ; les mêmes écarts se retrouvent dans la fabrication des étoffes de luxe ou le travail des métaux ; la proportion est à peu près du simple au double. C’est d’ailleurs le prix du pays de Bade, et à 4 ou 5 fr. près par semaine celui de Mulhouse et des vallées des Vosges. Cette différence est compensée pour l’atelier anglais par l’ampleur du débouché, le bas prix de l’outillage et du combustible ; mais, si les prétentions des ouvriers du continent vont en grandissant encore, adieu cet équilibre artificiel ! Il y a d’ailleurs ici une distinction à faire : tous les états, dans cette pression sur les salaires, ne seront pas atteints au même degré. En France, la défense des tarifs persiste, et, quoi qu’on en dise, le marché est gardé ; les filés, les tissus, par exemple, sont couverts par des droits qui varient de 10 à 15 pour 100 de la valeur. Sur le débouché extérieur, on pourrait bien éprouver des mécomptes ; le débouché intérieur resterait à l’abri. Il en serait de même pour la Belgique et les états allemands, où le régime des douanes n’est pas si relâché qu’on le suppose. La Suisse n’a point, à proprement dire, de marché