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offrait bravement sa poitrine nue à la lance que le chef de la pirogue dirigeait lentement vers lui. Quelques coups de rames encore, et l’arme du dato allait effleurer la poitrine du Tagale ; mais au moment où chacun tremblait pour lui, quand toutes les voix de ceux qui assistaient à ce duel inégal lui criaient de reculer, d’un bond prodigieux Perpetuo s’élança de la chaloupe sur la pirogue. Avant que son ennemi eût pu se couvrir du bouclier qu’il tenait de la main gauche, le large couteau de l’Indien entrait dans son cou jusqu’à la garde. Un cri lamentable perdu dans un sanglot étouffé se fit entendre, et les deux combattans tombèrent ensemble à la mer. L’embarcation des pirates était trop légère et trop pesamment chargée pour résister à la violente secousse que lui avait imprimée Perpetuo en s’y élançant. Elle chavira. Les flots se couvrirent encore une fois de malheureux dont les matelots de la chaloupe frappaient à coups de rames les têtes et les torses nus. Notre capitaine, ruisselant de sang et d’eau, était remonté à la surface, tenant d’une main ferme le corps inanimé du chef. Tout en gagnant notre bord à la nage, Perpetuo ne cessait de l’injurier et de me crier que sa dépouille m’appartenait. Je l’aidai à remonter, et, sur une simple parole de moi, mû bientôt par un sentiment de commisération, il ordonna de ne plus frapper ceux qui nageaient encore autour de nous. Sept de ces malheureux furent retirés des flots au moment où ils allaient y disparaître pour toujours. Nous les fîmes transporter sur la Constancia, où ils furent soignés et rendus à la vie. Peut-être eût-il été plus clément de les laisser périr avec leurs compagnons, car un mois après ils étaient condamnés à être fusillés comme pirates.


III

Les Espagnols n’occupent que cinq points un peu importans du vaste littoral de l’île de Mindanao, dont la population est de 700,000 habitans. Le gouverneur, chef à la fois politique et militaire, réside à Samboanga. Il est colonel et a sous ses ordres un régiment, deux canonnières à vapeur et de nombreuses lorchas, petites embarcations armées de deux pièces d’artillerie à pivot, destinées spécialement à la police des baies et des détroits. Ces forces, insuffisantes pour une surveillance efficace, sont occupées sans cesse à réprimer les brigandages des populations de l’intérieur. Ces dernières, surexcitées par le fanatisme musulman, ne reconnaissent d’autre autorité que celle du sultan de Mindanao et Soulou. Leur haine contre les villages chrétiens du littoral, tributaires des Espagnols ; se manifeste journellement par de sauvages agressions. La province de Surigao, d’où dépend Butuan, est la