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de l’équité dans les rapports avec les indigènes, l’œuvre de civilisation deviendra moins difficile qu’on ne le suppose. Sans doute les commencemens seraient traversés de périls, de souffrances et de désastres ; mais, en attendant un résultat rémunérateur, les Européens trouveraient de nobles dédommagemens dans les grands spectacles d’une nature vierge et dans la satisfaction de diriger vers le bien l’âme de ces grands enfans que nous appelons des sauvages.

Le bruit du triomphe de la Constancia sur les Moros avait précédé notre arrivée à Butuan. Le commandant avait eu la gracieuseté de remorquer notre brick jusque dans la rivière qui porte le même nom que le village et dans le mouillage sans doute où Magellan avait jeté l’ancre. Une véritable ovation nous attendait à l’arrivée. Il nous fallut défiler, Perpetuo Illustre en tête du cortège, dans toute l’étendue de la Calle real. Deux corps de musique jouant chacun un air différent nous escortaient. Notre marche triomphale ne s’arrêta que devant le tribunal, où, pour nous offrir un refresco, se tenaient dans leurs plus beaux atours le curé, le capitaine et les principaux du village. Ces derniers portaient la chemise flottante, tissée de fibres d’ananas aux brillantes couleurs. Des pantalons étroits en satin tombaient sur leurs pieds nus remarquablement petits. L’accessoire le plus riche de leur toilette était le salacot, sorte de chapeau chinois fait en corne de buffle délicatement découpée. Ces coiffures, excellentes contre le soleil, richement incrustées de plaques d’argent, valent dans le pays 200 francs environ. Je ne pus résister au désir d’en acheter une, qui plus tard, étrange destinée d’un chapeau, a figuré avec succès sur la tête d’un de mes amis dans un bal costumé des Tuileries.

La journée se passa en fêtes. A minuit, malgré les fatigues de la journée et des nuits précédentes, Perpetuo dansait encore avec sa fiancée une interminable habanera. Je ne pouvais me lasser de regarder le costume gracieux et original des femmes. Un canezou en tissu de fibres d’ananas d’une transparence extrême permet aux regards d’admirer des formes qu’un corset ne froissa jamais. Un jupon de soie aux couleurs éclatantes descend jusqu’aux pieds, qui sont nus dans de petites mules de velours noir recouvertes de broderies d’or. Les cheveux, d’une abondance extrême, mais peu soyeux, sont relevés généralement à la chinoise et ornés sur le côté d’une fleur écarlate appelée gougamela. Quelques créoles viennent parfois au bal avec la chevelure entièrement déroulée à la mode américaine d’aujourd’hui. Ce sont celles qui ont passé la journée au bain en compagnie d’invités des deux sexes. Rien de plus charmant que ces réunions de jour, inconnues en Europe, où tour à tour on chante, dort, fume ou nage jusqu’à l’heure du bal.