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Cebu, il me déposerait dans cette île pour m’y laisser visiter la tombe de Magellan. Je ne quittai pas sans regret le brave capitaine de Nuestra Señora de la Merced. En échange de l’armure et du casque du dato, dont la possession avait failli lui être fatale, je lui laissai ma carabine. Tant que la Constancia fut en vue, je le vis debout, m’adressant de la main et de la voix de sympathiques adieux.

Deux jours après notre départ de Mindanao, après avoir rallié d’autres bâtimens à Samboanga et à Isabela de Basilan, nous jetions l’ancre devant Jolo ; nous avons francisé ce mot, selon une fâcheuse coutume, et nous en avons fait Soulou. A peine les sept navires composant la division navale espagnole eurent-ils mouillé en face de la ville, entre la pointe Matenda et la plage Damel, qu’on signala l’approche d’une grande pirogue. Elle était montée par trente rameurs malais. Un rouleau d’étoffe blanche ceignait leur tête ; leur torse nu et robuste ruisselant de sueur jetait de beaux reflets bronzés sous l’action d’un soleil de feu. Stimulés par la présence de l’escadre, ils mettaient évidemment toute leur adresse à manœuvrer leur embarcation. En quelques minutes, ils eurent accosté le bateau à vapeur, et un personnage imberbe, aux yeux obliques, aux jambes nues, vêtu simplement d’un justaucorps de soie jaune sans manches, se détacha de l’équipage, et demanda, en sa qualité de secrétaire du nouveau sultan, à complimenter le chef de l’expédition. Admis en sa présence, il annonça qu’une grande difficulté s’opposait à ce qu’on procédât à la cérémonie de l’investiture. Son maître, Mojamed Diamoros Alan, s’était retiré avec sa cour depuis soixante jours sur le sommet d’une montagne voisine, à l’endroit où le paduca[1] majasari[2] maulana[3] Mohammad Palalan, son père, était enseveli. La coutume exigeait qu’il y restât cent jours en prière, et, comme ce délai n’était pas atteint, il suppliait le chef espagnol de ne point forcer le jeune sultan à interrompre un deuil dont le Koran lui faisait une prescription rigoureuse. Tout en respectant le pieux motif de cette supplique, on ne pouvait y acquiescer, il n’y aurait eu ni dignité ni prudence à laisser l’escadre durant quarante jours sous le ciel embrasé de Soulou à la disposition d’un vassal, quelque affligé qu’il fût. On renvoya donc assez lestement l’ambassadeur, qui dut transmettre au sultan l’invitation expresse de se trouver préparé dès le lendemain pour la cérémonie.

Le soir même, un peu avant le coucher du soleil, une nouvelle

  1. L’illustre. On désigne ainsi uniquement les sultans, leurs fils, et les descendans jusqu’à la troisième génération.
  2. Immaculé. Cette appellation ne s’applique qu’aux sultans et aux fils des femmes légitimes, de sang paduca ou illustré.
  3. Majesté.