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caractère étrange à ces prières inintelligibles pour nous et non moins incompréhensibles le plus souvent pour ceux qui les récitaient. À côté de quelques passages en langue moderne, le bréviaire contient un grand nombre de pages écrites en pâli, et les bonzes lisent ces dernières sans en saisir le sens, comme certaines femmes de France récitent machinalement un office en latin. Les religieux bouddhistes ne s’en réunissent pas moins chaque soir pour prier avec une exactitude édifiante. Nous avons couché bien souvent dans ces caravansérails qui sont à la fois la maison de Dieu et celle des voyageurs ; jamais on ne nous a fait grâce d’une antienne, les bonzes pourraient rendre des points à maint chapitre de chanoines.

Au-delà du village de Vat-sei, le Mékong ne tarde pas à se resserrer. Les montagnes dont il baigne le pied ne lui laissent guère plus de 300 mètres de largeur. Cet étranglement brusque n’augmente pas sensiblement la rapidité des eaux, mais la profondeur en devient effrayante. De gros singes nous escortaient sur la rive, et grognaient familièrement en recevant des bananes. Le Sé-don, jolie rivière où nous entrâmes après un jour et demi de navigation, coule doucement à travers un véritable jardin. Des plantations de coton et de tabac, des champs de courges et de patates dans lesquels viennent le matin et le soir picorer des paons sauvages, entourent les cases, cachées derrière de hautes touffes de bambous. Le roi de Bassac nous avait informés qu’une lettre de lui à ses chefs de village nous précédait, leur ordonnant de nous fournir vivres et moyens de transport. Cette lettre du roi n’était point parvenue. Quand les premiers rapides du Sé-don nous forcèrent à débarquer, les autorités subalternes refusèrent de nous procurer des éléphans ; prières, menaces, exhibition du passeport siamois, rien n’y fît, il fallait un ordre hiérarchique du gouverneur de la province. Pour ne pas perdre de temps, nous partîmes à pied après avoir envoyé un courrier à Bassac. Nous avons appris plus tard que plusieurs jours de cangue avaient puni le fonctionnaire mal disposé pour nous. L’aspect du pays était loin de répondre à ce que faisait présager la zone peu profonde qui bordait le cours d’eau. Il était couvert de grandes herbes et de grandes forêts, inculte et généralement inhabité. Il en est presque partout de même dans le Bas-Laos.

Au-dessus de la première chute du Sé-don, cataracte d’une quinzaine de mètres et d’un assez beau caractère, la rivière redevient navigable ; nous eûmes hâte d’en profiter. Le retentissement de notre colère de la veille nous avait devancés dans les villages, et l’on mit des pirogues à notre disposition sans même demander à voir nos papiers. Nous parvînmes ainsi aux limites du territoire de Bassac, et à l’entrée de la province de Kantong-niaï nous