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où s’endort la conscience, et qu’un malheureux sur lequel s’est disposée une couche si épaisse de corruption extérieure recèle dans son cœur les virginités d’un ange. Voilà des vertus célestes sous la plus hideuse enveloppe ; qu’allez-vous en faire, dans quel monde allez-vous les faire vivre ? Vous n’avez pas le choix, et, puisque vous les avez rendus poétiques en les livrant en proie à la fatalité du bagne et d’autres lieux qu’il vaut mieux ne pas nommer, lancez vos héros dans la boue à laquelle ils sont condamnés. C’est ici que les défauts du roman nous semblent sauter aux yeux. Le dîner drolatique d’étudians où Fantine est abandonnée de son amant n’est-il pas une heureuse préparation à la vie d’angoisses et de dévoûment à laquelle elle se condamne ? Et l’opprobre de ses nuits errantes sur les trottoirs, le scandale de la salle de police où elle est arrêtée, quelle introduction à la scène admirable de sa mort ! Valjean tantôt communique à ce qui l’entoure un peu de son idéalité, témoin Javert, qui devient un symbole respectable de l’autorité ; tantôt il est ravalé par le monde et les circonstances où il est mêlé. Tous les lecteurs ont été choqués de ces histoires triviales d’évasion, de ces aventures de prison, de ces cachettes dans les couvens, dans les masures. Que dire du stratagème du cercueil et du danger d’être enseveli vivant ? Et je ne parle pas des bouges, des chapitres sur les bas-fonds de la société, sur Patron-Minette, enfin de la promenade pestilentielle le long des égouts de Paris avec le fardeau de Marius blessé, que Valjean veut sauver pour le conserver à sa chère Cosette. Je sais que la poésie transfigure bien des laideurs ; mais, quelle que soit la magie éblouissante du talent, combien ces laideurs donnent de démentis à cette poésie ! Des oppositions si violentes ne peuvent se soutenir dans une époque contemporaine. Quand l’auteur des Misérables veut être grand, il fait perdre le sentiment du réel ; quand il veut être vrai, il tue en nous le sentiment du beau. Dans ce mélange du réalisme et de l’imagination, il nous semble voir un rapprochement artificiel du goût de l’écrivain et de la mode littéraire du moment, un ambigu de M. Victor Hugo et de Balzac, un compromis qui n’est pas sans maladresse, comme il arrive toutes les fois qu’on suit la mode de loin.


III

En tête du volume de William Shakspeare, M. Victor Hugo, après une description mélancolique de la maison qu’il occupa deux ans à Jersey, rapporte ce dialogue entre lui et son fils : « Que penses-tu de cet exil ? — Qu’il sera long. — Comment comptes-tu le remplir ? — Je regarderai l’Océan. » Ces paroles contiennent un peu toute l’histoire de la solitude du poète depuis dix-sept ans,