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Nous voici enfin parvenus à la dernière œuvre de l’exil, l’Homme qui rit. Pourquoi ne pas imiter la bonne foi de l’auteur, qui nous annonce dans sa préface, deux autres publications faisant suite à celle-ci, et l’avertir en toute franchise que le commencement de sa trilogie n’est pas un progrès ? Nous sommes tout au moins désintéressé dans la question lorsque nous disons au poète qu’en publiant l’Homme qui rit ce n’est pas à ses ennemis qu’il a fait le moins de plaisir. Ce roman est inférieur aux Travailleurs de la mer autant que celui-ci l’était aux Misérables. Dans l’épopée étrange et touffue de Valjean, l’écrivain racontait souvent et avec succès ; dans celle-de Gilliatt, il peint beaucoup plus qu’il ne raconte ; dans l’Homme qui rit, il disserte. De plus en plus, il se concentre dans sa pensée ; la réflexion, l’étude sans le commerce avec les hommes, la vie méditative et presque cellulaire, ont çà et là glacé l’imagination de l’artiste, le froid semble le gagner. Avec un écrivain qui demande le succès aux effets de détail beaucoup plus qu’à l’enchaînement des pensées, nous pouvions craindre d’obéir à l’impression du moment et d’aboutir à un jugement précipité ; nous avons voulu l’examiner d’après ses propres règles et nous en tenir à peu près à la critique des beautés, comme il l’a toujours, entendue, depuis la préface de Cromwell jusqu’à William Shakspeare. C’est le résultat de ce travail qui nous a donné confiance dans notre appréciation.

Un bateleur défiguré dès son enfance par quelques bohémiens se trouve rapproché par la destinée d’une fille aveugle, enfant trouvée elle-même, qui l’aime en dépit de sa monstrueuse laideur qu’elle ne voit pas, telle est la première donnée du roman : c’est la part du cœur et la source de l’intérêt. Ce malheureux qui, en parcourant les foires, gagne sa vie, celle de sa bien-aimée et du vieillard qui l’a recueilli tout enfant, est le fils d’un lord d’Angleterre mort dans l’exil ; il devient lord lui-même, au moins un jour, prononce un discours menaçant, est accueilli par des huées, retourne à sa famille d’adoption, à sa pauvre aveugle, dont il reçoit le dernier soupir, et se noie pour la rejoindre dans la tombe. Telle est l’action. À ces élémens du drame s’ajoute une donnée philosophique. Une figure mutilée, au rire artificiel, cachant une nature sérieuse et pleine de tendresse, toutes les vertus, toutes les chastetés natives d’une âme d’élite sous la garantie de la laideur et enfouies dans une baraque de charlatans, la destinée prenant au berceau l’homme dont elle veut faire son jouet pour le plonger tout d’abord dans l’opprobre, l’entourer un instant de toutes les splendeurs du rang et de la richesse, enfin le rendre à la misère et à la mort, ayant à peine entrevu le bonheur : voilà des conceptions qui ne sortent pas du cercle des antithèses morales auxquelles se plaît l’auteur ; il dépendait pourtant de la mise en œuvre qu’elles