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Ce partage n’a pas lieu, comme on pourrait le croire, entre tous les membres du douar ; ceux-là seuls en profitent qui ont une ou plusieurs charrues, c’est-à-dire une ou plusieurs paires de bœufs, et on leur alloue une étendue de terrain proportionnelle au nombre de ces charrues. On nomme fellahs tous ceux qui possèdent des attelages ; ils forment en quelque sorte la classe moyenne de la tribu. Au-dessus plane l’aristocratie des chefs religieux et militaires, des grandes familles, des cavaliers ; au-dessous croupit la classe des prolétaires, de beaucoup la plus nombreuse en Algérie comme ailleurs. Ces prolétaires, appelés khammès ou khammas, sont des fermiers au service des fellahs, mais des fermiers beaucoup moins favorisés que les nôtres. Quand la récolte est faite, le fellah commence par prélever la semence qu’il a fournie, souvent l’avance d’argent qu’il a dû faire au khammès pour lui permettre de subsister jusqu’à la moisson, enfin les quatre cinquièmes de ce qui reste. C’est donc avec le cinquième, quelquefois le sixième d’une maigre récolte, que le khammès doit vivre et faire vivre une famille entière. Aussi, bien que sa frugalité dépasse tout ce que nous pouvons imaginer, et qu’il fasse ses délices d’une alimentation réservée d’ordinaire aux animaux les moins difficiles, comme des glands doux ou des figues de Barbarie, son existence est toujours problématique. Si on lui fait la part petite, en revanche on exige beaucoup de lui. Il est tenu de labourer la terre deux fois au moins, trois fois si l’année précédente elle est demeurée en jachère ; il est tenu de se construire un gourbi, qui, à peine bâti, appartient au maître ; enfin il doit son travail par corps, c’est-à-dire que, s’il est malade, il est dans l’obligation de fournir un remplaçant. Ici encore nous avons soigneusement respecté des usages en vigueur à l’époque de la domination turque, et qui auraient dû disparaître au premier souffle de notre intervention victorieuse. Vienne une année de sécheresse, et malheureusement elles ne sont pas rares, le produit de la terre est presque nul, et les pauvres khammès, réduits à une misère indicible, sont décimés par les épidémies et la famine.

Le fellah, qui trouve à faire cultiver à des conditions si avantageuses le lot de terre qui lui est assigné, travaille rarement par lui-même ; volontiers il se contente de surveiller sa récolte tandis qu’elle est sur pied et d’en écarter les oiseaux. Ceux qui travaillent sont d’anciens khammès qui ont pu, grâce à une série exceptionnelle de très bonnes années, monter d’une classe et acquérir une charrue. Quant à l’aristocratie indigène, il va sans dire qu’elle ne fait œuvre de ses doigts, si ce n’est pour manier un fusil ou conduire un cheval. Encore ne l’avons-nous guère vue se livrer à ces exercices, car depuis la dernière famine les chevaux sont devenus rares. On les compte facilement dans chaque tribu, et beaucoup de fils de